Washington derrière la libération d'Ingrid Betancourt
Présenté comme une opération 100 %
colombienne, le sauvetage spectaculaire des otages a été largement orchestré
par les Etats-Unis. Révélations d'un livre qui vient de paraître à Bogotá.
On
nous assurait que la spectaculaire opération Jaque [Echec] du 2 juillet 2008 –
visant à libérer Ingrid Betancourt, trois otages américains et onze militaires
et policiers – avait été intégralement conçue et exécutée par des militaires
colombiens. Telle était, jusqu'à présent, la thèse défendue par le
gouvernement. Mais, cette semaine, le premier livre sur cette opération
historique paraît aux éditions Oveja Negra. Sans remettre entièrement en
question la version des autorités, l'ouvrage montre que certaines forces
américaines ont joué un rôle actif dans l'opération.
Intitulé Opération Jaque : secrets non révélés, ce livre s'appuie sur
les enquêtes menées, entre autres, par The New York Times et The
Washington Post. Il en ressort que quarante rangers, une unité des forces
spéciales américaines, ont été déployés dans la jungle et auraient tenté un
sauvetage des trois otages américains enlevés par les FARC. Cette incursion
étrangère en territoire colombien aurait été décidée juste après la libération
de Clara Rojas et de Consuelo González [libérées par les FARC le 10 janvier
2008, à la suite de négociations menées par le président du Venezuela, Hugo
Chávez]. L'ambassadeur des Etats-Unis William Brownfield et ses conseillers ont
pu relever la position géographique du lieu de leur libération. "Utilisant
cette information pour déterminer où les autres otages auraient pu être
transportés, les Etats-Unis ont envoyé un groupe de membres des forces
spéciales spécialement entraînés et accompagnés d'un contingent de militaires
colombiens. Ils se sont lancés à la recherche des guérilleros. Dans les
semaines qui ont suivi, les Etats-Unis ont envoyé en Colombie plusieurs
centaines de soldats, de médecins, de mécaniciens, d'ingénieurs et de spécialistes
des télécommunications. Entre 900 et 1 000 hommes ont été déployés sur le sol
colombien, ce qui est bien supérieur au nombre maximum autorisé par la loi
américaine, à savoir 500 soldats", peut-on lire dans le livre.
Cette révélation explosive émane du journaliste américain Steven Dudley, l'un
des auteurs du livre, fin connaisseur des questions colombiennes. Le livre
reprend aussi le reportage publié en juillet 2008 par The New York Times,
dans lequel Simon Romero, correspondant à Bogotá, assure que "quarante
membres des forces spéciales américaines ont participé aux opérations de
recherche et de sauvetage des citoyens américains". Fin janvier 2008, les
Américains connaissaient assez exactement la position des otages et
commençaient à s'en approcher. Cependant, deux mois plus tard, un problème a
surgi et la mission a été brusquement annulée. "Les Etats-Unis ont réduit
leur présence militaire en Colombie début mars, après que Alexander Farfán
Suárez, alias Gafas, l'un des chefs des FARC, eut découvert non loin de son
camp un dispositif de surveillance américain, ce qui l'a incité à lever le camp
précipitamment." Consulté sur cet épisode par Semana, le général Fredy
Padilla de León, commandant des forces militaires, reconnaît que les
guérilleros avaient fait une découverte de ce genre.
Que s'est-il passé ensuite ? On peut se demander si Gafas est entré en contact
avec les Américains ou avec les services de renseignements colombiens, et s'il
a passé un accord avec eux. Ce n'est peut-être pas un hasard si ce même Gafas a
été ensuite l'un des deux guérilleros capturés lors de l'opération Jaque,
portant sur lui deux clés USB qui, comme on l'a appris récemment, ont été
saisies non par les autorités colombiennes mais par le FBI américain. Le livre
relate en détail comment aurait dû se dérouler l'opération américaine si elle
n'avait pas été annulée, et comment douze unités d'élite colombiennes et
américaines avaient été héliportées au cœur de la jungle. "Un système de
pistage intelligent et efficace – portant le nom de code de Randonnée pédestre
– a été mis en place par l'armée américaine pour encadrer les militaires
antiguérilla colombiens de la base de Tolemaida… Il s'agissait de larguer par
hélicoptère une douzaine d'unités d'éclaireurs, de façon à encercler la zone
située autour du campement guérillero. Une fois repérées les rivières par où
transitaient les canots des FARC, un hélicoptère a déposé en pleine forêt, à
plusieurs kilomètres de l'objectif, trois soldats équipés de matériel capable
de dégager en quarante-huit heures un périmètre de 20 mètres de diamètre qui
servirait d'héliport improvisé. Deux jours plus tard, un hélicoptère a atterri
à cet endroit avec à son bord dix-sept soldats supplémentaires, dotés d'armes,
de vivres, de munitions, de viseurs à infrarouges, de minuscules caméras vidéo
et de micros… L'opération a été réalisée par douze unités d'élite colombiennes
et américaines, en pleine jungle, le long du cours de l'Apaporis, axe de la
future opération Jaque", explique le livre.
Washington a mis en œuvre tous ces moyens dès
l'annonce de l'enlèvement des trois Américains Keith Stansell, Marc Goncalves
et Thomas Howes. Les quarante rangers déployés en 2008 n'ont donc pas été les
seuls à fouler le sol colombien. "L'un des participants de l'opération à
Washington a déclaré que les Etats-Unis avaient envoyé plus de cent hommes des
forces spéciales depuis le début de la prise d'otages", assurent les
auteurs. Ils confirment ce que soupçonnaient de nombreux Colombiens, à savoir
que la CIA a travaillé jour et nuit pour obtenir directement la libération des
trois otages américains.
Steven Dudley assure néanmoins que l'enquête pour retrouver "César",
le geôlier des otages, a pris un tournant décisif avec la filature de Nancy
Conde Rubio, alias "Doris Adriana", la compagne du guérillero. Là
encore, les Américains ont joué un rôle de premier plan. "Les enquêteurs
du FBI cherchaient désespérément à obtenir des informations sur les otages, et
ils ont commencé à suivre la piste d'un fournisseur de téléphones satellitaires
de Miami qui semblait faire des affaires avec les FARC", raconte-t-il.
Pendant cinq ans, les enquêteurs ont intercepté plus de 5 000 appels et, en 2006,
ils ont même identifié la voix de "César", commandant du Front 1. Ils
ont aussi capturé certains fournisseurs en Colombie, qui ont coopéré avec le
FBI, la police colombienne et le DAS [Département administratif de sécurité,
l'agence de renseignements colombienne]. Ce ne sont là que quelques-uns des
secrets de l'opération Jaque que révèle le livre publié par les éditions Oveja
Negra. De nombreux autres ouvrages et documentaires suivront certainement,
apportant de nouvelles révélations sur l'une des opérations de sauvetage les
plus spectaculaires et les plus efficaces qui aient jamais été tentées. Pour
l'instant, le prestige de l'armée colombienne – ainsi que celui des autres
acteurs de ce sauvetage historique – reste intact.
The Boston Globe