Espagne : quand la reine brise la loi du silence
Polémique et pluie de critiques se sont abattues sur Sofía, l'épouse du roi d'Espagne Juan Carlos. Au centre du débat, des propos de la monarque publiés dans un livre, alors que la loi la contraint à ne pas faire de déclarations politiques.
Juan Carlos d'Espagne lit ses discours, il ne les écrit pas. Son opinion est celle du gouvernement. Si le roi voyage, c'est le ministère des Affaires étrangères qui lui envoie les textes de ses interventions. S'il a une rencontre avec des agriculteurs, le ministère de l'Agriculture lui dit quoi dire. Le roi d'Espagne est soumis, quand il s'exprime, à la surveillance du gouvernement. "Ce que nous faisons à la Casa del Rey [organisme en charge d'aider le roi dans ses fonctions de chef d'Etat], c'est mettre en musique ce qu'on nous envoie," résume Juan González Cebrían, directeur des relations presse au palais royal de la Zarzuela. "Ici travaillent des gens chargés de donner forme aux interventions du roi, mais toujours en fonction du scénario fourni par le gouvernement." Il en est de même pour les autres membres de la famille royale, la reine, les princes des Asturies [l'héritier Felipe et son épouse Letizia] et les infantes Elena et Cristina. Leurs prises de parole dépendent aussi de la Moncloa [le siège du gouvernement espagnol]. En sa qualité de chef de l'Etat, le roi ne peut exprimer son opinion personnelle ; il en est de même pour sa famille.
C'est ainsi que la reine Sofía a surpris en prenant la parole [dans une biographie autorisée, La Reina muy de cerca, de la journaliste Pilar Urbano], qui plus est pour dire son opposition au mariage homosexuel et à l'euthanasie. Et pour révéler que son époux n'abdiquerait jamais, pour critiquer le roi Hassan II et mettre en doute, notamment, la politique internationale de Bush depuis les atentats du 11 septembre 2001.
Au Royaume-Uni, Elizabeth II n'accorde pas d'entretiens et collabore encore moins à la rédaction d'ouvrages sur elle ou sur son entourage. Ses discours sont généralement écrits par ses conseillers. Et si personne en particulier n'est chargé de les contrôler, c'est tout simplement parce qu'on n'imagine pas la reine prendre les règles à la légère. Ses aides consultent le gouvernement sur les discours qu'elle prononce lors des visites d'Etat de dignitaires étrangers ou lors de ses voyages à l'étranger. Un seul discours est écrit intégralement, chaque année, par le gouvernement britannique : celui que lit la reine à l'occasion de l'ouverture de la session annuelle de la Chambre des lords. Son époux, le prince Philip, duc d'Edimbourg, a coutume d'écrire ses discours lui-même, notamment dans le cadre des œuvres caritatives qu'il préside. Ce qui ne l'empêche pas d'être réputé pour ses gaffes lors de conversations informelles : "Le problème avec le Brésil, ce sont les Brésiliens", l'a-t-on entendu dire il y a peu.
Une "faute professionnelle"
Le philosophe Fernando Savater n'y va pas par quatre chemins : "En s'exprimant, la reine Sofía est devenue un être vulgaire. La famille royale a bien sûr le droit d'avoir des opinions, mais elle ne peut pas les exprimer. Tout comme un instituteur ne doit pas raconter aux enfants des blagues salaces même si elles le font rire. De la même façon qu'elle a des droits, comme celui de vivre dans un palais, la famille royale a le devoir de se taire. Ce qu'a fait la reine est déplacé."
Les prises de positions de la reine Sofía n'ont guère été appréciées par les partis politiques. "Les modalités du règne des souverains dans l'Espagne démocratique ont été choisies par Juan Carlos ; elles consistent à se tenir à l'écart du débat politique. Je crois que cette discrétion, jusqu'ici, a surtout favorisé la monarchie elle-même," estime Mar Morneo, chargée des relations institutionnelles au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, au pouvoir). Au Parti populaire (PP, droite), le silence a été officiellement imposé : les conservateurs affichent leur respect de la monarchie. Cependant, Esteban González Pons, leur porte-parole, a estimé que la reine "doit être neutre, elle ne doit pas parler." De son côté, le porte-parole d'Izquierda Unida [IU, extrême gauche] considère que la famille royale "ne peut ni ne doit manifester publiquement son opinion sur des sujets politiques".
Pour l'historien Angel Viñas, ces déclarations constituent une faute "professionnelle, une erreur d'appréciation et de bon sens. Personne ne s'étonne que la reine ait des opinions conservatrices. Ce qui est plus étonnant, c'est qu'elle ait ressenti le besoin de les faire connaître sur des sujets dont le traitement est de la responsabilité du gouvernement et du Parlement, précise l'historien. J'ai envie de croire que Sofía n'a pas suffisamment analysé le comportement d'Elizabeth II au Royaume-Uni et à l'étranger. Il lui reste donc encore des choses à apprendre."
Mábel Galaz
El País