L'Afrique et la question de la langue, un nœud gordien
Il coule de
source que dans la recherche de l'unité du continent noir, la question de la
langue devra absolument être tranchée. Dans ce domaine, il semble que l'Afrique
peut mieux faire que l'Europe. Encore faut-il le savoir ! On conçoit
généralement que l'Union européenne a comme base essentielle, l'économie. C'est
un choix qui sied au mental occidental et à sa vision du monde. Quiconque est
loup ne se comporte-t-il pas comme tel ?
En choisissant le swahili comme langue africaine au niveau de l'Union Africaine
(UA), les décideurs africains ont agi sagement. Il faut simplement déplorer la
lenteur de la mise en œuvre, laquelle nous permettra certainement des bonds
prodigieux en avant !
Si au niveau africain, la chose semble donc prendre un contour intéressant,
c'est au niveau des Etats que le problème semble le plus coriace à résoudre. Du
moins au niveau de la plupart des "Etats nains" comme les appelait le
professeur Cheikh Anta Diop. Et pourquoi ?
Deux anecdotes pourraient indiquer comment se pose concrètement l'obstacle.
Sous la Révolution au Burkina Faso, le président Sankara avait demandé au
service dans lequel nous travaillions, de produire un document qui mette
clairement en lumière les éléments favorables aux langues nationales dans la
reforme éducative qui était envisagée. Il précisait de lui proposer la ou les
langue (s) qui conviendraient le cas échéant. L'équipe à laquelle nous faisions
partie donna tous les atouts et proposa une seule langue nationale. Raison
majeure : si on propose plus d'une, on ouvre obligatoirement la voix à la
multiplicité qui est de fait un non-sens ! Notre directeur, avant d'envoyer le
document à la présidence du Faso, sans tenir compte des arguments de ses
cadres, en ajouta une deuxième. Cette dernière était sa langue maternelle.
Deuxième anecdote : nous avons raconté cette histoire à un ami, un très haut
cadre supérieur. Il fut d'accord avec nous pour trouver l'attitude de notre
directeur inqualifiable, jusqu'au moment de la découverte de la langue proposée
par l'équipe ci-dessus mentionnée. En apprenant que cette langue n'était pas la
sienne, il changea d'attitude pour soutenir le directeur qui avait la même
langue que lui ! Il proposa même qu'en cas d'hésitation, il faudrait passer,
pour résoudre le problème, par la démocratie !Pour lui, c'est la langue de
l'ethnie majoritaire qui devrait être choisie.
Comme on le voit, le choix d'une langue nationale dans de telles conditions
sera difficile à opérer dans beaucoup de pays africains, une fois la bataille
de sa nécessité gagnée. L'idée de passer le choix de la langue nationale par le
vote n'est ni intelligente, ni conséquente. Malgré les mérites de la
démocratie, elle ne saurait intervenir aucunement ici : "On ne recherche
jamais la chèvre noire, par une nuit sans lune", assure la sagesse
africaine !
Le problème de la langue est si important, qu'on ne pourra jamais confier
conséquemment sa gestion à une population, fût-il sous le couvert d'une
quelconque démocratie. L'histoire qui est notre grand enseignant ne donne aucun
exemple où une telle question fut tranchée de cette manière ! Qui dit mieux ?
L'élite d'un Etat normal devrait comprendre la nature de chaque problème, pour
en saisir les mécanismes de mise en œuvre. On devrait savoir dans ce sens,
qu'il est parfaitement possible d'abandonner une langue majoritaire, et donc
bien positionnée pour être langue nationale, au profit d'une autre qui a de
meilleurs atouts de réussite pour la mise en œuvre. Ici, la forme a autant
d'importance que le fond ! Combien parmi l'élite africaine dont la langue ne
serait pas retenue sont-ils prêts à accepter de voir au-delà de leur nombril ?
Voilà comment se pose concrètement l'équation de cette incontournable
problématique ? Malheureusement, l'expérience concernant l'intelligentsia
africaine, si vraiment elle existe, ne nous inspire point de très grands
espoirs. Il reste alors qu'il faut souhaiter que le Très Haut, dans sa grande
clémence, nous dote de premiers responsables de génie. Sinon la mayonnaise aura
beaucoup de mal à prendre. Dans tous les cas, tout le monde devra savoir que :
"On ne prend jamais l'hippopotame avec une ligne" ! Intellectuels de
tous les pays africains, soyez patriotes, cela n'a rien de marxiste !
Cheikh Anta Diop : L'importance de la langue nationale. Conférences de Niamey. 1984
Betéo O Nébié