"Trop tard, tout le monde est déjà mort"
Trois
semaines après le passage du cyclone, la junte militaire a fini par accepter
que quelques équipes humanitaires étrangères accèdent aux zones sinistrées.
Mais les besoins restent considérables.
Rangoon.
Dans une petite salle mal aérée, une équipe d’experts européens en secours
d’urgence donne des instructions à un groupe de bénévoles birmans à l’œuvre
dans la région du delta de l’Irrawaddy, durement touchée par le cyclone. “Montrez-nous
des photos de ce que vous voyez”, leur demande le chef d’équipe, titulaire
d’un doctorat en gestion des catastrophes. “Nous essaierons de vous dire ce
qu’il faut faire.”
Voilà à quoi en sont réduits les secours aux sinistrés birmans : des opérations
clandestines et par personnes interposées.
Depuis que le cyclone Nargis a frappé, des organisations humanitaires et des
agences de l’ONU sont prêtes à faire bénéficier le pays de leur aide et de leur
savoir-faire. Mais jusqu’ici le régime militaire birman a empêché la plupart
des humanitaires étrangers d’entrer dans le pays et n’a autorisé qu’un accès
limité à la région du delta.
L’équipe d’experts européens de Rangoon tente de transformer en quelques heures
des bénévoles inexpérimentés en travailleurs humanitaires. Leurs instructions
vont des conseils simples mais sages tels que “Choisissez un chef d’équipe
et ayez toujours un sifflet sur vous” à des mesures essentielles d’aide
comme “Evaluez les besoins en eau potable, puis en nourriture, en
hébergement, en installations d’assainissement et en soins médicaux”.
Il se dégage des commentaires des bénévoles présents que le principal sujet de
préoccupation – l’accès à l’eau potable – a été provisoirement réglé par les
pluies tombées récemment. En ce qui concerne la nourriture, la myriade de
canaux du delta constitue une réserve de poissons, mais, selon certains
témoignages, beaucoup de survivants craignent d’en manger en raison des
milliers de cadavres qui flottent toujours sur l’eau. A Rangoon, la rumeur
court que sur un marché un poissonnier a trouvé un doigt humain dans le ventre
d’un gros poisson qu’il était en train de découper.
Même si la réunion d’information peut être utile aux bénévoles, elle est
frustrante pour une équipe chevronnée qui a l’habitude d’opérer en première
ligne. “Ce n’est pas ainsi que j’aime travailler”, déclare l’un de ses
membres. “Je ne tiens pas à rester assis ici à donner des cours. Je veux être
sur le terrain. J’ai besoin d’action.”
Pour compenser le manque d’assistance du gouvernement et d’aide
internationale, la population prend elle-même les opérations en main. Une nuit,
dans la maison d’un riche homme d’affaires birman, j’ai regardé les images que
son équipe avait filmées pendant une intervention. Ils avaient loué un gros
bateau pour sillonner certains des secteurs les plus dévastés, au fin fond du
delta, et distribuer des vivres, de quoi s’abriter et du carburant pour
alimenter les pompes des puits.
Un médecin de ma connaissance vient de recevoir le feu vert pour
l’établissement d’un centre de secours dans une ville du delta. Cette femme
s’apprête à traiter les urgences – infections de la peau, coupures, diarrhée et
troubles respiratoires –, mais dans certaines zones la question tout aussi
urgente de l’hébergement n’a pas encore été réglée. “Beaucoup de gens n’ont
nulle part où aller, dit-elle. Il ne leur reste plus rien. Certains se sont
retrouvés totalement démunis après la tempête. Ils n’ont ni maison, ni famille,
rien, pas même des vêtements.”
aucune information précise et peu de bonnes nouvelles
Les organisations d’aide lancent des mises en garde sur les conditions
d’assainissement, désastreuses, les risques d’épidémie et les régions qui n’ont
encore reçu aucune espèce d’aide. Mais nul n’a d’informations précises sur la
situation qui règne dans le delta. Comme le fait observer, à Rangoon, le
porte-parole d’une grande organisation humanitaire, “pour le moment c’est
juste un puzzle que nous tentons de reconstituer”.
Chaque matin, je parcours le New Light of Myanmar, l’organe officiel du
régime. Les photos et les articles publiés par ce journal dépeignent des
opérations de secours efficaces et réussies, à l’opposé des témoignages directs
qui me parviennent.
Même si une “percée majeure” dans la distribution de l’aide a été
annoncée après la rencontre, le 22 mai, du secrétaire général des Nations
unies, Ban Ki-moon, avec le général Than Shwe, il y a peu de nouvelles
positives sur le terrain. J’entends de plus en plus souvent parler de
survivants qui s’étaient réfugiés dans des écoles ou des monastères et qui sont
reconduits de force dans leurs villages dévastés.
Les Birmans avec lesquels je me suis entretenue jusqu’ici ont accueilli la
nouvelle d’un changement d’attitude de la junte avec scepticisme et peu d’entre
eux sont prêts à lui pardonner son intransigeance initiale. Un bénévole m’a
raconté qu’il avait rencontré dans le delta des villageois qui se rendaient à
pied dans des villes plus sûres et qui avaient croisé en chemin des survivants
auxquels ils n’avaient pu porter secours. Il avait le sentiment qu’un grand
nombre de gens auraient pu être sauvés si le gouvernement avait réagi plus vite
et autorisé l’acheminement de l’aide internationale au moment critique. “A
quoi ça sert ?” a-t-il demandé d’un ton las en apprenant l’autorisation de
l’aide des Nations unies. “Il est trop tard, tout le monde est déjà mort.”
Emma
Larkin
The Sunday Herald