"Si Ingrid meurt, tout le monde sera perdant"
Alors
que les rumeurs les plus alarmantes courent sur l'état de santé d'Ingrid
Betancourt, les FARC comme le gouvernement colombien continuent de se montrer
inflexibles. Dès qu'une des parties réagit, on craint que ce ne soit que pour
se dédouaner du pire.
Si l'état de santé et les conditions de captivité
d'Ingrid Betancourt, enlevée par les FARC il y a six ans, ont fait l'objet de
toutes sortes de spéculations ces derniers jours, il ne fait aucun doute pour
personne que son état physique et mental est alarmant et que sa vie est en
grand danger. Elle aurait été vue en plusieurs endroits et, selon certaines
rumeurs, elle souffrirait d'une maladie très grave, aurait à nouveau tenté de
s'enfuir (en se jetant dans une rivière)… Certains disent même qu'elle serait
morte.
Le lundi 31 mars, une dernière version donnée par un journaliste d'une radio de
San José del Guaviare (sud-est du pays), la ville la plus proche de l'endroit
de la forêt où serait retenue l'ancienne candidate à la présidence, affirmait
qu'Ingrid avait besoin d'urgence d'une transfusion sanguine pour traiter une
crise de paludisme venue s'ajouter aux deux autres maladies dont elle est
atteinte, l'hépatite B et une leishmaniose provoquée par une piqûre
d'insecte. Selon le journaliste, elle pourrait être soignée dans le
Guaviare ; mais la pression militaire est très grande dans ce secteur, ce
qui joue contre Ingrid Betancourt : les FARC ne l'exposeraient pas à une
situation extrême, même s'il est clair que sa mauvaise santé est la plus
extrême des situations.
Selon une autre version, donnée par le père Mancera, curé de la paroisse de La
Libertad (dans le même secteur), des paysans l'auraient vue le dimanche précédent
malade et déprimée. Mais, derrière sa maladie, dont le pronostic est qualifié
de réservé, se cachent beaucoup d'arrière-pensées et les habituelles intentions
tordues du gouvernement colombien et des FARC.
Le 24 mars, le médiateur colombien, Vólmar Pérez, a annoncé qu'il avait des
informations précises et accablantes sur l'état de santé d'Ingrid. Peu de temps
après, le gouvernement d'Álvaro Uribe décidait d'offrir aux FARC la libération
de tous les guérilleros emprisonnés, y compris ceux qui ont été condamnés pour
crimes contre l'humanité, en échange des otages. Cette décision a été critiquée
par les "uribistes" les plus extrêmes, qui refusent de libérer ne
serait-ce qu'un seul guérillero, et par l'opposition, qui juge qu'il ne s'agit
que d'un autre de ces rideaux de fumée dont le gouvernement est coutumier et
d'un acte désespéré pour remettre la balle dans le camp des FARC et pouvoir
rejeter sur elles la responsabilité de la mort d'Ingrid.
La réaction "humanitaire" extrêmement tardive du gouvernement ne
semble être qu'une justification "au cas où". De plus, l'offre
d'Uribe semble juridiquement impossible à réaliser, au point que le procureur
général, Mario Iguarán, a tenu à faire savoir que "les criminels de guerre
ne peuvent être libérés". Pour ce qui est des FARC, depuis la mort des
commandants Raúl Reyes [tué le 1er mars lors d'une opération de l'armée
colombienne en territoire équatorien] et Iván Ríos [tué par son second début
mars], elles semblent avoir coupé leurs communications avec l'extérieur et avec
leurs interlocuteurs habituels, comme Hugo Chávez et la sénatrice colombienne
Piedad Córdoba, et ont interrompu la liaison radio entre leurs structures et
leurs fronts pour éviter de nouvelles attaques contre leurs camps.
On a su dès le départ que la mort de Raúl Reyes allait rendre plus compliquée
une éventuelle libération d'Ingrid, non seulement parce que ce dernier était un
interlocuteur possible, mais aussi parce que les FARC n'allaient pas manquer de
durcir encore leur attitude à l'égard de l'ancienne candidate. D'autant
qu'elles peuvent arguer qu'il leur est impossible de la libérer en raison de la
pression militaire exercée par le gouvernement colombien. Une pression
qu'Uribe, non sans cynisme, a appelée "localisation humanitaire des otages".
Tous ces facteurs dictés autant par les stratégies des deux camps (les FARC et
le gouvernement d'Uribe) que par les prétentions de leurs chefs jouent contre
Ingrid, qui semble ne plus avoir le temps ni la force de survivre à une
nouvelle négociation qui sera à nouveau truffée d'obstacles et entravée par les
deux camps. Qu'Ingrid meure n'est dans l'intérêt ni du gouvernement ni des
FARC. Si le pire arrive, les FARC ne pourront pas en rejeter la faute sur le
gouvernement, et le gouvernement ne pourra plus manipuler l'opinion publique
pour rejeter toute la responsabilité sur les FARC. Mais c'est l'organisme
d'Ingrid qui ne peut plus tenir face à la vision sectaire et démente de deux
camps qui semblent vouloir refuser aux Colombiens le droit de voir Ingrid et
les autres otages rentrer chez eux vivants.
Le gouvernement français a déclaré pour sa part qu'il accueillerait les
guérilleros libérés, mais il est peu probable qu'Uribe prenne la décision
unilatérale de les relâcher in extremis en espérant que les FARC en feront
autant avec Ingrid. Le président Sarkozy a fait préparer un avion médicalisé en
Guyane, "au cas où" [annonce le 1er avril de l'envoi d'une
mission humanitaire sur le terrain]. Mais les nouvelles de Paris ne sont pas
optimistes. Selon des sources officielles consultées à Paris, l'espoir de voir
Ingrid libéré est minime.
Si Ingrid meurt, tout le monde sera perdant. Les FARC en tant que responsables
de son enlèvement et de sa mort, le gouvernement colombien pour avoir été
incapable de parvenir à un accord au nom de "principes" égoïstes et
inhumains, les Colombiens parce qu'une nouvelle souffrance viendra s'ajouter à
toutes celles qu'ils ont connues durant cette longue guerre - et les
Français pour avoir été inefficaces. Tous les canaux de communication avec les
FARC sont fermés, sauf un, celui de la Croix-Rouge internationale, qui affirme
poursuivre un dialogue confidentiel avec la guérilla. Et c'est précisément la
Croix-Rouge, avec Hugo Chávez et Piedad Córdoba, qui a réussi à faire libérer six
otages politiques vivants. Elle au moins est là-bas, en attente de pouvoir
accomplir le geste humanitaire.
Antonio Morales Riveira
Terra
Magazine