Le prince charmant de l'Himalaya

Jigme Khesar Namgyal Wangchuk, le cinquième roi du Bhoutan, a été couronné le 6 novembre lors d'une cérémonie traditionnelle ouvrant une nouvelle ère au sein de la plus jeune démocratie de la planète.

Le cinquième roi-dragon du Bhoutan a fière allure sur la pelouse de tir royale. Grand, large d'épaules, les cheveux noirs lisses et brillants, vêtu de la robe grise traditionnelle, le gho, il se découpe sur les sommets himalayens qui se dressent au loin, une Heineken dans une main et un grand javelot de métal dans l'autre. Une petite foule de soldats et de fonctionnaires s'est rassemblée pour participer à un concours célébrant le nouvel an lunaire. Le roi plisse les yeux, fait un mouvement brusque et envoie le projectile fendre l'air vif, marquant un point pour son équipe. Puis il interrompt l'épreuve et retourne au travail.

A 28 ans, Jigme Khesar Namgyal Wangchuk est un ancien camarade de pension de l'un des auteurs de cet article mais, surtout, le plus jeune chef d'Etat du monde. Lorsque nous lui avons rendu visite, en mars dernier, il mettait en œuvre des plans très ambitieux pour l'avenir de sa nation. Coincé entre la Chine et l'Inde, le Bhoutan est un petit pays difficile d'accès (il est desservi par une seule compagnie aérienne publique, Druk Air, dont la flotte compte exactement deux avions), et dont l'entrée se mérite : il faut beaucoup de temps pour obtenir un visa et les visiteurs doivent payer des frais de séjour plutôt élevés (environ 150 euros par jour). Son éloignement et son isolement – les touristes ne sont autorisés à s'y rendre que depuis les années 1970 et la télévision et Internet sont arrivés il y a moins de dix ans – lui ont permis de garder intactes ses coutumes et ses valeurs – qui pourraient se résumer par la primauté du bonheur national brut sur le produit national brut.

Depuis que son père a abdiqué en sa faveur en décembre 2006, Jigme traduit dans les faits ce qu'avait programmé son prédécesseur : conserver la spécificité de la culture bhoutanaise tout en conduisant le pays vers une participation sans précédent à la vie politique et économique contemporaine. Jigme est l'arrière- arrière-petit-fils d'Ugyen Wangchuk (1861-1926), le premier roi du Bhoutan, qui a été couronné par le peuple de Punakha [dans l'ouest du pays], qui faisait alors office de capitale. Pendant la plus grande partie du XXe siècle, la dynastie des Wangchuk a protégé la souveraineté de la nation en vivant dans l'isolationnisme et en laissant la gestion de ses affaires étrangères aux autorités coloniales britanniques en Inde, puis à celles de New Delhi après l'indépendance indienne en 1947, contre une promesse de non-ingérence dans ses affaires intérieures. L'agriculture de subsistance pourvoyait aux besoins des Bhoutanais (et continue aujourd'hui encore à faire vivre la majorité d'entre eux), et le commerce extérieur était pratiquement inexistant. Mais, avec la mondialisation et des voisins comme les siens, le pays le plus isolé de la planète ne pouvait rester loin de tout pour toujours.

Diplômé d'Oxford

Le père de Jigme, qui a également été le plus jeune chef d'Etat du monde (il est monté sur le trône à 16 ans, en 1972), a voulu que son fils ait le meilleur de ce que les deux univers pouvaient offrir : des racines au Bhoutan, une enfance qui lui a donné une profonde compréhension de la culture et de l'histoire du royaume, mais aussi des séjours et une éducation en Occident. Jigme a commencé par les Etats-Unis, où il a fréquenté le prestigieux Wheaton College ; à Oxford, il a ensuite obtenu un mastère de philosophie politique, avant de passer par le National Defence College de New Delhi, où il a étudié aux côtés de militaires de haut rang, de titulaires de doctorats et de hauts fonctionnaires internationaux, et dont il était de loin le plus jeune élève.

C'est autour d'une tasse de thé que le roi nous a fait part de sa passion pour la démocratie. On le sentait jeune et idéaliste, mais aussi extrêmement compétent et d'une grande sagesse. Le pays a connu ses premières élections sénatoriales le 31 décembre 2007. Sa Majesté a été fière de nous apprendre que plus de 50 % des électeurs avaient participé au scrutin. Il croit que la démocratie ne peut pas fonctionner si les individus n'en adoptent pas complètement les principes – une chose que l'on ne peut imposer, mais qui doit se faire progressivement. Il comprend (comme l'ont rapporté certains médias internationaux après le scrutin) que certains citoyens se méfient du changement, mais pense que, lorsque les Bhoutanais réaliseront qu'ils pourront ainsi participer au processus de décision, ils useront sans réserve de leur droit de vote.

Assis dans le parc qui entoure Taschichhodzong – la forteresse où se trouve le siège du gouvernement – sous une tente de tissu jaune vif, Jigme nous a décrit les mesures extraordinaires prises par le gouvernement pour encourager les électeurs à aller voter de façon massive et loyale [pour les législatives, qui ont eu lieu le 24 mars dernier] : des affiches ont été collées partout dans les campagnes pour expliquer le "fair-play politique", rappeler les "choses auxquelles il faut penser le jour du scrutin" et insister sur l'importance de la participation de tous au processus démocratique. Des machines à voter électroniques ont été amenées par hélicoptère dans les endroits les plus reculés ; des observateurs nationaux et étrangers, venus d'Europe et des Etats-Unis, étaient présents. Le gouvernement avait également promulgué des lois obligeant les patrons à accorder un jour de congé à leurs salariés pour leur permettre de se rendre aux urnes ; il a en outre décidé de verser une indemnité en liquide aux électeurs vivant dans des villages éloignés "en fonction du nombre minimum de jours nécessaires pour faire le trajet aller-retour entre leur village et le bureau de vote". Les efforts et les millions de ngultrums, la monnaie locale, investis par le Bhoutan ont payé : 80 % des électeurs ont exprimé leur avis.

Un secteur touristique porteur

Chaque citoyen bhoutanais de plus de 18 ans a le droit de voter, à l'exception de Jigme. Lorsque nous lui avons demandé s'il le pouvait, il a ri et répondu que non. Hommes et femmes peuvent présenter leur candidature pour exercer des fonctions publiques. "Nous avons longtemps réfléchi aux critères d'éligibilité, explique le jeune monarque, et nous avons décidé que la seule condition pour se porter candidat était d'être diplômé de l'enseignement supérieur." Aux yeux des Occidentaux, la présence de femmes au Parlement peut ne pas sembler un grand progrès, mais tous ces changements sont des pas de géant pour ce pays où, par exemple, le servage n'a été aboli que dans les années 1950.

L'économie bhoutanaise est l'une des moins développées du monde, mais les choses sont en train de changer. Si la vente d'énergie hydroélectrique à l'Inde représente une grande part des revenus issus du commerce extérieur, le tourisme rapporte également beaucoup d'argent et le pays travaille au développement de ce secteur. Selon un fonctionnaire du ministère des Affaires économiques, le nombre de demandes de visas touristiques pour le Bhoutan a battu un record cette année. En raison de l'intérêt croissant des étrangers pour le pays, de plus en plus d'hôtels sont construits dans la capitale, Thimbu, et aux alentours. Le ministère du Tourisme s'agrandit pour pouvoir satisfaire la demande dans les années à venir. Mais le gouvernement continue à protéger jalousement ses précieuses ressources culturelles et naturelles : dans les joint-ventures, 51 % du capital doit appartenir à des Bhoutanais et la nouvelle Constitution stipule que 60 % du territoire au moins doivent rester couverts de forêts.

Jigme incarne tout à fait cette alliance de la modernité et du respect des traditions. On trouve son beau visage sur des affiches et des badges dans tout le pays, et il s'est taillé une réputation mondiale de "prince charmant" après une visite diplomatique en Thaïlande en juin 2006. Sa voix douce et timbrée mêle les accents de plusieurs nations : "Regardez ces étoiles", nous a-t-il dit alors que nous quittions son domicile, tard dans la nuit. Nous avons contemplé la multitude de points lumineux dans le ciel d'encre, au-dessus des montagnes. "On n'en voit nulle part ailleurs de pareilles", a-t-il murmuré. Contrairement à la plupart des Bhoutanais, il sait de quoi il parle. Certes, il tirait orgueil du spectacle, mais il était aussi visible qu'il en était profondément épris. Le Bhoutan a toujours été connu pour la beauté de sa nature. Aujourd'hui, ses paysages économique, politique et social méritent également d'être observés. Le roi du Bhoutan offre – et même impose – à ses sujets des améliorations financières et démocratiques. Mais faire cela "ne rendra pas forcément les gens plus heureux", nuance Jigme. "Ils sont déjà heureux aujourd'hui. Le défi sera de trouver l'équilibre."

Isaac Fitzgerald et Nicole McClelland
Mother Jones



08/11/2008
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