Italie : ma terre, lâche et abandonnée
L'assassinat de six immigrés africains le 18
septembre dernier près de Caserte témoigne encore une fois de la férocité des
clans mafieux et de la passivité des habitants, dénonce Roberto Saviano, auteur
du roman-enquête Gomorra.
Les responsables [de
l'assassinat de six immigrés africains, le 18 septembre, à Castel Volturno, en
Campanie] ont des noms. Et des visages. Ils ont même une âme. Ou peut-être pas.
En réalité, ce sont des lâches. Des assassins sans aucune stratégie. Pour tuer,
ils vident leurs chargeurs comme des fous, à l'aveugle. Et pour s'exciter, ils
se bourrent de cocaïne et s'envoient des Fernet Branca-vodka. Ils tirent sur
des gens désarmés, qu'ils prennent par surprise ou qu'ils visent dans le dos.
Ils ne se sont jamais confrontés à d'autres hommes armés. Devant eux, ils
trembleraient. Mais ils se sentent forts et sûrs de leur fait quand ils
abattent des êtres sans défense, souvent des vieux ou des très jeunes.
Moi, je me demande : dans ce coin de Campanie, le vôtre, le mien, voilà des
mois et des mois qu'une bande d'assassins agit sans être inquiétée et massacre
des gens pour la plupart innocents. Ils sont cinq ou six, toujours les mêmes.
Comment est-ce possible ? Je me demande ceci : mais cette terre, comment se
voit-elle, se représente-t-elle, s'imagine-t-elle ? Vous, comment l'imaginez-vous,
votre terre, l'endroit où vous vivez ? Comment vous sentez-vous lorsque vous
vous rendez à votre travail, quand vous vous promenez, quand vous faites
l'amour ? Vous vous posez la question, ou vous suffit-il de vous dire "ça
a toujours été comme ça et ça le sera toujours" ? Penser que votre
indignation, votre engagement, ne peuvent rien, vous suffit ? Au fond, tout le
monde a de quoi manger, et, donc, autant vivre sa vie quotidienne sans
s'occuper du reste ? Ça vous suffit, vraiment ?
Dans n'importe quel autre pays la liberté d'action d'une telle bande
d'assassins aurait provoqué des débats, des affrontements politiques, des
réflexions. Mais ici, ce ne sont que des crimes, typiques d'une région
considérée comme le trou du cul de l'Italie. Et donc les enquêteurs, les
carabiniers et les policiers, les quatre chroniqueurs de faits divers qui
suivent les affaires sont tout seuls. Et les gens qui, dans le reste du pays,
lisent les journaux, ne savent pas que ces tueurs ont toujours recours à la même
stratégie : ils se font passer pour des policiers. Ils ont des gyrophares et
des signaux d'arrêt d'urgence, ils disent qu'ils sont de la Direction
d'investigation antimafia ou qu'ils doivent contrôler les identités. Et ils
vivent comme des bêtes : dans les étables pour bufflonnes, dans des baraques au
fin fond de la banlieue, dans des garages.
Seize victimes en moins de six mois
Depuis le 2 mai ils ont tué seize personnes. Le 18 septembre, ils ont criblé de
balles d'abord Antonio Celiento, propriétaire d'une salle de jeu à Baia Verde,
et un quart d'heure plus tard, à Castel Volturno, ils ont ouvert le feu – 170
balles de revolver et de kalachnikov – contre des Africains réunis dans et
devant la boutique de vêtements Ob Ob Exotic Fashion, à Castel Volturno, près
de Caserte. Ils ont ainsi tué Samuel Kwaku, 26 ans et Alaj Ababa, du Togo ;
Cristopher Adams et Alex Geemes, 28 ans, du Liberia ; Kwame Yulius Francis, 31
ans et Eric Yeboah, 25 ans, du Ghana. Quant à Joseph Ayimbora, 34 ans, ghanéen
lui aussi, il a dû être hospitalisé avec des blessures graves. Seuls un ou deux
d'entre eux avaient peut-être des liens avec la drogue ; les autres étaient là
par hasard, ils travaillaient dur sur des chantiers çà et là, certains dans la
boutique.
Seize victimes en moins de six mois. Une telle situation aurait fait vaciller
n'importe quel pays démocratique. Mais ici, chez nous, on n'en a même pas
parlé. A Rome et au nord de la capitale, on ne savait rien de ce sillage de
sang, on ignorait tout de ce terrorisme qui ne parle pas arabe, qui n'est pas
lié à l'extrême gauche, mais qui commande et domine sans partage.
Ils tuent tous ceux qui s'opposent à eux. Ils tuent tous ceux qui se retrouvent
dans leur ligne de mire, sans faire de détail. Ils utilisent toujours les mêmes
armes, même s'ils tentent de les maquiller pour tromper les enquêteurs, ce qui
prouve qu'ils n'en ont pas beaucoup à disposition. Ils n'entrent pas en contact
avec leurs familles, ils restent rigoureusement entre eux. De temps à autre, on
peut les apercevoir dans les bars de quelque patelin isolé, où ils viennent se
soûler. Depuis six mois, personne n'a réussi à leur mettre la main dessus.
Castel
Volturno, où se sont déroulés la plupart de ces meurtres, n'est pas un endroit
ordinaire. Ce n'est pas une bourgade à l'abandon, un ghetto pour les exclus et
les exploités comme on peut en trouver aussi ailleurs. Ici, tout a été
construit sans permis. A commencer par le célèbre Villaggio Coppola, 863 000
mètres carrés de béton, le plus grand complexe illégal au monde. L'hôpital, le
bureau de poste et même la caserne des carabiniers sont hors la loi. Les
familles des soldats de la base de l'OTAN toute proche vivaient là autrefois.
Depuis qu'ils sont partis, tout est resté à l'abandon. C'est maintenant devenu
le territoire du parrain Francesco Bidognetti en même temps que celui de la
mafia nigériane.
La cocaïne venue d'Afrique, destinée principalement à l'Angleterre, transite
par Castel Volturno. La Camorra locale, le clan de Casal di Principe, a donc
imposé une "taxe" sur le trafic et conclu des accords, instaurant une
sorte de joint-venture. Mais le pouvoir des Nigérians s'est rapidement accru,
et ils sont aujourd'hui très puissants, tout comme la mafia albanaise, avec
laquelle les clans locaux sont en affaire.
Les temps ont changé
Le clan des casalesi est aujourd'hui au bord de l'éclatement et craint de ne
plus être reconnu comme le maître absolu sur son territoire. Alors les
électrons libres se faufilent entre les mailles. Ils tuent les petits dealers
albanais pour l'exemple, ils massacrent des Africains – mais pas des Nigérians
–, ils frappent les derniers anneaux de la chaîne des hiérarchies ethniques et
criminelles. De jeunes gars honnêtes sont tués mais, comme toujours, ici il
n'est pas nécessaire d'avoir une raison pour mourir. Et un rien suffit pour que
la diffamation fasse ses ravages, et les Africains tués sont immédiatement
taxés de "trafiquants". Ce n'est pas la première fois dans la région
qu'un massacre d'immigrés est perpétré. Avant, les parrains préféraient éviter
ce genre de démonstration. Mais les temps ont changé, et ils permettent à un
groupe de cocaïnomanes armés d'exercer une violence aveugle.
Ici, sur ma terre, j'ai vu apparaître sur les murs des tags contre moi.
"Saviano est une merde." "Saviano ver de terre." On a peint
un énorme cercueil avec mon nom dessus. Et des insultes, des dénigrements
continuels, à commencer par la plus fréquente et la plus banale : "Il
s'est fait du fric." Aujourd'hui, j'arrive à vivre de mon travail
d'écrivain, et, heureusement, à me payer des avocats. Et eux ? Eux qui sont à
la tête de gros empires économiques et se font construire des villas
pharaoniques dans des bleds où il n'y a même pas de routes goudronnées ? Eux
qui, pour s'enrichir avec le traitement des déchets toxiques, ont empoisonné
cette terre ? Comment un tel retournement des perspectives est-il possible ?
Comment se fait-il que même les honnêtes gens s'unissent à ce chœur ? Je la
connais pourtant bien, ma terre, mais face à tout cela je suis incrédule et
atterré. Blessé au point que j'ai maintenant du mal à trouver mes mots.
A qui dois-je m'adresser ? Qu'est-ce que je dis ? Comment puis-je dire à ma
terre de cesser de se laisser écraser entre l'arrogance des forts et la lâcheté
des faibles ? Ce 22 septembre, c'est mon anniversaire. Dans cette pièce où
j'écris, hébergé par des gens qui me protègent, je pense à tous les
anniversaires que j'ai passés ainsi, depuis que j'ai une escorte policière : un
peu nerveux, un peu triste, et surtout seul.
© 2008 by Roberto Saviano. Published by arrangement
with Roberto Santachiara Literary Agency.
Roberto Saviano
La
Repubblica