Le chèque, la chaise roulante et le cadavre
Accompagner un ami en chaise roulante pour
l'aider à percevoir sa pension : rien que de très louable. Sauf que David J.
Dalaia et James O'Hare poussaient un cadavre. Ayant trouvé Virgilio Cintron
mort dans son appartement, les deux hommes l'ont habillé et emmené au bureau de
paiement pour encaisser ses 335 dollars d'allocation. "Les témoins les ont
vus pousser la chaise roulante en redressant Cintron qui glissait des deux
côtés", rapporte Paul Brown, porte-parole de la police new-yorkaise. Le
macchabée, laissé devant le Pay-O-Matic pour ne pas éveiller les soupçons de
l'employé, a suscité un attroupement et l'intervention d'un détective déjeunant
dans un restaurant voisin. "En premier lieu, j'ai cru que c'était un
mannequin, je pensais que c'était une blague", rapporte Travis Rapp, cité
par The New York Times. "J'ai vu ce type dans la chaise, avec la
tête renversée, il avait franchement l'air mort", commente pour sa part
Victor Rodriguez, un témoin.
Claire Maupas
De la démocratie
tranquille au chaos La journaliste Michela Wrong accuse les
élites kényanes d’avoir pillé leur pays avec la complicité de l’Occident. Et
d’avoir poussé les plus pauvres à la révolte.
“Si
[Mwai] Kibaki est investi président, le Kenya ne sera plus jamais le même”, commente l’homme
d’affaires au volant de son 4 x 4. Quittant la ville de Kisumu, dont le
quartier commerçant fume encore, nous venons tout juste de franchir un barrage
tenu par deux jeunes hommes ivres armés de machettes, qui fouillent les voitures
à la recherche de partisans du gouvernement.
Dans le bâtiment délabré qui fait office d’aéroport, des familles terrifiées se
bousculent pour avoir des places à bord des premiers avions qui décollent.
Quarante passagers ont passé la nuit à même le sol, voulant à tout prix quitter
ce bastion de l’opposition. Parmi eux, beaucoup de commerçants d’origine
asiatique, traumatisés par le pillage de leurs magasins. Des membres des
communautés kikuyues et kisiies, cibles eux aussi des violences des partisans du
chef de l’opposition Raila Odinga, se sont réfugiés dans les postes de police.
Longtemps réputé être l’une des démocraties les plus stables d’Afrique, le
Kenya attire près de 1 million de touristes chaque année. Cette image a volé en
éclats en l’espace d’une seconde pour un couple d’Américains implorant un
billet d’avion. “Nous venons de voir une femme brûlée vive sous nos yeux.
Nous devons impérativement partir”, plaide l’homme.
Les touristes ne sont pas les seuls affectés. Les organisations de défense des
droits de l’homme dénoncent un “coup d’Etat” et les commentateurs
baissent la tête, honteux. “Nous sommes vraiment devenus une république
bananière”, m’a confié un éditorialiste, alors que les bailleurs de fonds
étrangers ont du mal à prendre la mesure de la situation. Car le Kenya compte,
aux yeux des Occidentaux. Seul pays d’Afrique jugé suffisamment paisible pour
abriter plusieurs agences des Nations unies, il accueille aussi les sièges de
centaines d’ONG, de multinationales, de banques et de médias. Son économie à
croissance rapide semblait pouvoir être le moteur de la prospérité régionale.
Pris pour cible à plusieurs reprises par Al-Qaida, utilisé comme plaque
tournante des drogues dures destinées à l’Europe, le Kenya est, aux yeux des
diplomates occidentaux, un pays dont la situation intérieure détermine la
stabilité de toute la région, mais aussi la sécurité de leurs ressortissants. “Si
la maison Kenya est en ordre, nous sommes tous en sécurité”, résume un
diplomate. Désormais, la maison est sens dessus dessous. La bataille électorale
qui opposait le président sortant Mwai Kibaki au chef de l’opposition Raila
Odinga, la plus serrée de l’histoire du pays, a mis au jour une fracture
ethnique dont aucun Kenyan n’ignorait la gravité – les ethnies n’ont jamais été
aussi divisées depuis l’indépendance. Depuis des mois, des sites reprenaient le
terrible slogan “47 contre
Le 30 décembre, les émeutes ont éclaté dans les minutes qui ont suivi la
proclamation de la victoire de Kibaki, après un comptage de voix manifestement
truqué. Et les violences ne se sont pas exercées au hasard : dans les bidonvilles
de Nairobi, dans les rues de Kisumu comme dans la station balnéaire de Mombasa,
ce sont des maisons appartenant à des Kikuyus qui ont été incendiées, et des
Kikuyus que l’on a roués de coups et lynchés.
Dans les fiefs du Mouvement démocratique orange de Raila Odinga, les
habitations appartenant à des Luos n’ont pas été touchées, et le flot des
voitures est inspecté par de jeunes excités cherchant l’ennemi kikuyu. La
composition multiethnique de la population de la plupart des bidonvilles accentue
la menace d’un bain de sang : des milices de Luos et de Kikuyus armés de
machettes, de barres de fer et de couteaux font des descentes dans les secteurs
contrôlés par l’adversaire et montent la garde sur les routes d’accès. La forme
sous laquelle s’expriment les frustrations des Kényans ne manquera pas
d’alimenter le débat sur la nature et la gravité du “problème ethnique”
africain. Mais tout indique que le chaos dans lequel est plongé le pays est
révélateur d’un tout autre clivage, celui qui existe entre une élite politique
bouffie de suffisance et des Kényans dans la misère.
Malgré les révélations sur la corruption
phénoménale qui règne jusque dans les plus hautes sphères de son gouvernement,
Kibaki n’a jamais perdu le soutien des pays donateurs occidentaux, ni du Fonds
monétaire international et de la Banque mondiale. Après des années de
stagnation économique du temps de son prédécesseur Daniel Arap Moi, les 6 à 7 %
de croissance annuelle atteints depuis 2002 ont convaincu plus d’un responsable
de l’aide au développement que Kibaki était un dirigeant qui méritait d’être
soutenu – à hauteur de 800 millions de dollars par an. De façon préoccupante,
toutefois, tout indiquait que les Kényans les plus démunis ne recueillaient pas
les fruits de la croissance. Toutes les études montraient un creusement des
inégalités entre la population rurale défavorisée et les élites urbaines. A
Nairobi, qui connaît un étonnant boom de la construction, les classes aisées
font leurs courses dans des centres commerciaux ouverts 24 heures sur 24 et se
prélassent sur les pelouses de leurs résidences sécurisées. Pendant ce temps,
les deux tiers des habitants de la capitale vivent dans les bidonvilles, et
Kibaki n’a pas réussi à créer les 500 000 emplois par an qu’il avait promis.
Paradoxalement, beaucoup de Kikuyus pauvres de Nairobi ont voté pour Odinga et
non pour leur grand défenseur supposé. Ils en étaient arrivés à la conclusion
que Kibaki et ses proches étaient fondamentalement antipauvres. Ils ont été
particulièrement exaspérés par l’impitoyable nettoyage des rues voulu par le
gouvernement : des dizaines de milliers des kiosques en tôle ondulée où les
habitants achetaient leur nourriture et d’autres produits de base ont été
détruits pour laisser place à des parterres de fleurs. Or le commerce informel
assure la survie des plus pauvres. Avec les inquiétudes que suscite le
caractère ethnique des violences, on risque de négliger certains signes plus
encourageants. Si l’élection présidentielle a été trop manipulée pour qu’on en
tire quelque conclusion que ce soit, les résultats des législatives en disent
long sur l’image qu’ont les Kényans de leur gouvernement : vingt des ministres
et lieutenants de Kibaki ont été battus. C’est une claque envoyée par une
jeunesse sans emploi ni perspectives à une élite jugée déconnectée des réalités
et moralement corrompue, et il faut la saluer.
Ce signal doit d’ailleurs être pris en compte par une communauté internationale
fermement décidée à croire que des gouvernements corrompus et ethniquement
déséquilibrés restaient malgré tout des partenaires constructifs. Quand John
Githongo, un ancien conseiller anticorruption du gouvernement Kibaki,
aujourd’hui réfugié au Royaume-Uni, a dévoilé le scandale Anglo Leasing [du nom
d’une société fictive censée fournir des passeports au Kenya], les
gouvernements occidentaux et la Banque mondiale se sont contentés d’arborer une
mine consternée. Connu pour son franc-parler, le haut-commissaire britannique
au Kenya Edward Clay, qui avait froissé des ministres kényans en les accusant
de se gaver jusqu’à “vomir sur les chaussures” des donateurs étrangers,
a été remplacé à son départ à la retraite par un diplomate plus accommodant, et
le représentant de la Banque mondiale Colin Bruce, qui loue son logement au
couple présidentiel, a continué de déverser sur le pays des centaines de
millions de dollars d’aide.
Le Kenya est en proie aux plus graves violences politiques depuis son
indépendance [en 1963]. Si le président Kibaki survit à l’agitation actuelle,
il aura du pain sur la planche pour asseoir sa légitimité face à un Parlement
où le Mouvement démocratique orange est majoritaire. “Le Kenya court à la
catastrophe, met en garde John Githongo. Il n’est pas sûr que les
responsables de la situation soient conscients des conséquences.”
Michela Wrong
New
Statesman