L’Afrique sommée de carburer à l’agriculture vivrière
La part des terres consacrées à la production de biocarburants
double tous les trois ans. Les quantités de produits alimentaires manquantes
alimentent hausse des prix. Une parade se dessine.
Les populations africaines sont sommées de choisir entre deux
amis : le président « altermondialiste » brésilien Lula et le tiers-mondiste
suisse Jean Ziegler. Et entre l’urgence de la faim ici et le spectre de la
disparition d’une partie des continents sous les océans, demain, par la faute
du réchauffement climatique. A ne surtout pas soumettre au référendum. La
polémique en cours sur la responsabilité des biocarburants dans l’augmentation
du prix des produits alimentaires mondiaux – « un crime contre l’humanité »
pour le bouillonnant rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à
l’alimentation - tient du choc prodigieux entre deux cosmogonies antagoniques.
Celle de nations riches à revenu par habitant supérieur aux 10 000 dollars par
an, à l’espérance de vie moyenne avoisinant les 80 ans et à l’air bientôt
irrespirable et, celle de nations pauvres ou la variation de 20% du prix de la
baguette de pain ou du kilo de mais est une banqueroute familiale. Une
perspective et un couperet.
« La faute aussi aux subventions
euro-américaines » Le Brésil de Lula se trouve au
milieu. Pays à revenu intermédiaire, il s’est lancé dans l’éthano-diesel depuis
longtemps et tire aujourd’hui commercialement profit de sa position de second –
bientôt premier- producteur mondial avec les Etats Unis. Il ne faut pas
s’attendre à ce qu’il renie cette insertion avantageuse sous la pression d’une
culpabilité « morale », allusion à la morale faite par le directeur général du
FMI, Dominique Straus-Kahn, en visite au Brésil. Pour le président Lula, les
subventions de l’Europe et de l’Amérique à leurs agricultures sont bien plus
responsables des émeutes du pain dans le monde, en Afrique particulièrement.
L’aide aux producteurs d’Europe et d’Amérique étrangle ceux des pays en
développement dont les produits agricoles n’arrivent jamais à concurrencer ceux
des pays avancés, souvent même sur leurs propres marchés domestiques. L’autre
argument de la défense brésilienne est bien sûr la croissance de la demande
alimentaire : « le monde ne s’est pas préparé à voir des millions de
Chinois, d’Indiens, d’Africains et de Latino-américains manger » :
entendre, manger comme des Européens, et bientôt peut être comme des
Américains.
Pour le président Lula, les subventions de l’Europe et de
l’Amérique à leurs agricultures sont bien plus responsables des émeutes du pain
dans le monde, en Afrique particulièrement.
20% de biocarburants et plus de nourritures
! Les populations les plus sensibles à
la tension des prix alimentaires se retrouvent tout de même dans une position
peut enviable. Qu’elles insistent sur l’urgence alimentaire, faisant ainsi fi
du réchauffement, et elles passeraient pour le boulet qui tire l’humanité vers
le chaos générique des grandes températures. Revendication gênante à l’heure de
l’écotaxe et des Grenelle verts. En particulier si l’on reconnaît avec la
majorité des scientifiques que les transports (25%) sont la première source mondiale
d’émission de gaz à effet de serre et donc de pouvoir de réchauffement global
(PRG). Dans le même temps, il faudra bien convenir avec le PDG de Nestlé que « si
l'on veut couvrir 20% du besoin croissant en produits pétroliers avec des
biocarburants, comme cela est prévu, il n'y aura plus rien à manger »,
déclaration faite récemment au journal dominical NZZ am Sonntag. La production
mondiale d´éthanol obtenue à partir de canne à sucre, de maïs et de betterave à
sucre est passée de moins de 20 milliards de litres en 2000 à plus de 40
milliards en 2005 ce qui représente environ 3 % de la consommation mondiale
d´essence. Selon les prévisions, elle se situe à 5% aujourd’hui. Les
biocarburants pourraient représenter 20 % de la consommation mondiale de combustibles
en 2020. Une tragédie pour les populations précarisées du continent noir ? Une
chance affirment brésiliens et américains car les biocarburants vont mieux
rémunérer les agriculteurs, les pétroliers de demain, et réduire drastiquement
la pauvreté rurale dans les pays en développement.
« Se protéger contre la concurrence débridée ! » L’ancien président français, Jacques Chirac, ne croit pas à ce
scénario vertueux. Pour lui, la rareté des produits alimentaires accéléré par
la conversion de millions d’hectares vers la production de combustible est une
occasion pour les pays les plus pauvres de revenir à l’agriculture vivrière, la
seule qui garantisse l’autosuffisance alimentaire, « le premier des défis à
relever pour tous les pays en développement », a-t-il écrit dans une
tribune publiée par le quotidien le Monde. « Les solutions existent » :
abandonner la jachère en Europe, mettre partout les terres agricoles en
production et, dans le cas des pays en développement, ne pas hésiter à protéger
les cultures vivrières contre « une concurrence débridée des produits
d'importation qui déstabilisent l'économie de ces pays et découragent les
producteurs locaux. » En somme, l’essor des agro-carburants, comme on les
nomme aussi, serait une chance pour relancer l’agriculture qui nourrit les
hommes et réduire celle qui engraisse certains d’entre eux. Le marché ne pense
pas ainsi. De toutes les filières alternatives au carburant carboné (hydrogène-
pile à combustible, carburant synthétique, etc.) il a opté pour la plus « marchande
». C’était avant le cycle des émeutes et le coup de gueule de Jean Ziegler.
Ihsane El Kadi, Alger