"La vie est belle", mais Noël sera triste
Aux Etats-Unis, il est de tradition que le film de Frank Capra La Vie est belle soit diffusé au moment des fêtes. Mais cette année, avec la crise, même les films les plus rassurants risquent de ne pas dissiper la déprime ambiante.
On peut raisonnablement commencer à redouter la saison de Noël, son mercantilisme et ses guirlandes, son symbolisme puéril et ses dépenses futiles. Les achats de Noël représentent la moitié des revenus annuels des commerçants américains. Et les clients se prêtent généralement au jeu en acquérant des tas de cadeaux inutiles, la plupart à crédit.
Cette année, il n'y aura pas de crédit, ni pour les clients ni pour les commerçants. A moins d'un changement radical de la situation, les détaillants n'obtiendront même pas de crédit des Chinois qui produisent tout ce que fabriquaient jadis les elfes du Père Noël. Le gouvernement américain aura absorbé tous les emprunts des Chinois à seule fin d'empêcher les banques de fermer. Désespérés, nous devrons nous replier sur les traditions qui ne coûtent rien.
Une de ces traditions consiste à regarder La Vie est belle de Frank Capra, en essayant de tenir jusqu'à la fin sans avoir utilisé plus de cinq mouchoirs. Le film raconte l'histoire positive et rassurante de George Bailey, un brave type qui ne se rend pas compte qu'il a eu une influence très positive sur la vie d'une foule de gens. Et que s'il n'avait pas été là pour vivre ce qu'il considère comme une existence monotone et ennuyeuse, la situation aurait été bien pire pour eux. La morale – et il y en a plusieurs – est que les gens ordinaires modifient le cours des choses, la plupart du temps sans le savoir.
Voilà qui est bien et qui mérite d'être applaudi. Chapeau bas aux gens ordinaires. Nous regarderons probablement le film entourés de gens ordinaires. Nous verserons quelques larmes devant la valeur méconnue des personnes timides, réservées et peu avenantes que nous fréquentons tout au long de l'année, des personnes qui font que la vie vaut la peine d'être vécue. Un calme désespoir cédera la place à une chaleureuse gratitude pour les aspects les moins spectaculaires de la vie : la famille, les enfants et le foyer.
C'est ce qui se produit les années ordinaires. Mais cette année, un calme désespoir s'est installé et refuse de lâcher prise. L'avenir s'annonce sombre, les perspectives de retraite reculent, l'argent est difficile à trouver et nous sommes dirigés par des menteurs et des charlatans. Pour être exalté par l'esprit de Noël, il faut des compétences métaphysiques que la plupart des Américains n'ont pas. Nous préférons généralement l'argent, les biens, et surtout, des frigos pleins à craquer.
Dans La Vie est belle, George Bailey (interprété par James Stewart) dirige une banque de dépôts et de prêts d'une petite ville. Son frère est parti à la guerre, alors que lui-même, resté dans le civil, se considère comme un raté. Et pendant la plus grande partie du film, il l'est. Quand son partenaire à moitié gâteux se fait voler par un financier véreux, sa banque court au désastre. Confronté au scandale et à la prison, George Bailey menace de se suicider et abandonne sa femme et ses enfants en marmonnant qu'il aurait souhaité ne pas être né. Puis le film prend un tour loufoque. Un ange descend du ciel pour lui montrer comment la vie aurait été sans lui, et ce n'est pas très joli : en l'absence de sa petite entreprise de dépôts et de prêts, il n'y a aucun financement immobilier, la ville devient insalubre et de nombreuses vies sont détruites.
Mais un thème secondaire du film est l'argent et sa relation avec le bonheur. Dans une scène qui devrait sensibiliser beaucoup plus de gens cette année, George Bailey essaie d'expliquer aux habitants de la ville, lors d'une ruée sur sa banque, que leur argent n'est pas là, qu'il est dans les maisons, les entreprises, les écoles et les églises. Là où les habitants l'utilisent pour vivre. Là où il est censé être pour être utile. Même si nous pensons qu'il est plus en sécurité à la banque. C'est l'une des rares scènes réalistes du film, car les habitants ne sont pas convaincus. Ils veulent leur argent, et non une série d'explications creuses sur le fonctionnement du système financier.
Ces jours-ci, les Américains reçoivent une série d'explications tout aussi creuses sur son fonctionnement, et ils sont tout aussi malheureux. Et l'on ne trouve guère de gens plus heureux dans le reste du monde. Il n'y a pas d'argent dans les banques, ni sur les comptes des maisons de courtage, ni dans les compagnies d'assurance, ni ailleurs. On l'a volé. Le système, qui hier encore permettait de faire des profits sans trop se fatiguer, semble s'être effondré. Des nouvelles de saisies et d'expropriations arrivent de partout et des tas de familles se retrouvent dans une situation bien pire que la nôtre, même si cela n'a rien de très réconfortant.
Les enfants attendent Noël avec impatience, mais pas leurs parents, pour qui ce sera une période redoutable. Nous nous blottirons autour d'un très petit sapin, en essayant de paraître touchés par des cadeaux offerts de bon cœur mais pas très convaincants, poursuivis par la peur de ce que la nouvelle année nous réserve.
Dans le film, James Stewart finit par se dire que la vie vaut la peine d'être vécue, grâce à l'amour de sa famille et de ses amis mais aussi grâce à un paquet d'argent télégraphié, juste à temps, par un riche ami de Londres. Aujourd'hui, on ne devrait rien recevoir, de Londres en tout cas. George Bailey est également aidé par un ange qui intervient en sa faveur parce qu'il a besoin de se procurer des ailes. A la fin, tout le monde y trouve son compte. De l'argent pour l'un, des plumes pour l'autre.
Le fait est que Noël est plus agréable avec de l'argent, mais qu'il est plus instructif sans. Pour les Américains, ce sera le Noël le plus pauvre qu'ils aient connu depuis plusieurs décennies, et la leçon sera très dure. Mais, au-delà de sa morale typiquement hollywoodienne, La Vie est belle peut être une référence extrêmement utile en ces temps difficiles. Il a remporté l'Oscar de la meilleure photographie, James Stewart a été couronné pour son rôle, et le film est aujourd'hui l'un des symboles préférés de Noël.
Mais, en 1946, quand il est sorti, il a connu un échec commercial. Ben oui…
Jeff Danziger