La bande dessinée change de case

 

Un groupe d'étudiants de l'université Stanford, l'une des plus prestigieuses des Etats-Unis, vient de réaliser un roman graphique qui s'inspire de faits rééls. Ce mode de narration permet de toucher de nouveaux lecteurs et attire de plus en plus les maisons d'édition.

Cela fait déjà un certain temps que Tom Kealey donne des cours d'écriture à l'université Stanford, mais jamais il n'avait demandé à ses étudiants de tenir compte de la pause dramatique créée par le "changement de page" ou de la taille des marges blanches. Cet hiver, avec son collègue Adam Johnson, Kealey a proposé un cours intitulé "Roman graphique" dans lequel les étudiants devaient écrire, éditer et illustrer un projet commun. Le résultat se lit au fil des 224 pages de leur roman graphique Shake Girl, inspiré de l'histoire vraie d'une jeune chanteuse de karaoké cambodgienne, Tat Marina, victime d'une attaque à l'acide après avoir eu une liaison avec un homme marié. "Dans un cours normal, chacun aurait écrit un poème ou un chapitre qui lui appartiendrait", explique Kealey. "Cette fois-ci, tout le monde a dû collaborer à chaque étape, pour chaque idée, et faire des compromis. C'est le cours le plus difficile et le plus gratifiant que j'ai jamais fait."

Alors que l'étude des comics et des romans graphiques a trouvé sa place dans les programmes d'enseignement des universités – Art Spiegelman, auteur de Maus, a donné des cours à l'université de Columbia l'année dernière –, le projet de roman graphique conçu par les étudiants de Stanford est une première. En passant du statut d'objet d'étude en classe à celui de projet de réalisation dans une grande université, le roman graphique change de catégorie. Kealey explique que la plupart de ses étudiants connaissaient déjà l'œuvre d'Art Spiegelman et de Marjane Satrapi – dont la série Persepolis se situe dans l'Iran d'après la révolution [1979] – et étaient prêts à raconter une histoire sérieuse et complexe.

Eric Pape, journaliste bénéficiant d'une bourse Knight Fellowship pour étudier à Stanford, a proposé un de ses textes, publié en 2006 par Open City Magazine, qui évoquait le phénomène des attaques à l'acide dont sont victimes les femmes au Cambodge. "Dès le début, alors que nous ne faisions qu'échanger des idées, il était clair que les étudiants voulaient faire quelque chose qui ait une valeur morale, pas seulement pour flatter leur orgueil", explique Eric Pape.

Même si Shake Girl s'inspire de faits réels, le genre du roman graphique apporte à l'histoire plus d'énergie dramatique tout en conservant le thème de l'amour qui tourne au drame, poursuit Eric Pape. Il souhaitait également voir cette adaptation de son texte pour attirer les lecteurs qui préfèrent les œuvres graphiques. "Les jeunes lisent des romans graphiques", dit-il. "Le secteur de la presse est en crise et cherche de nouvelles façons de raconter des histoires. D'un point de vue journalistique, c'est un domaine à explorer."

Une tendance en vogue

Le marché américain du roman graphique a connu une forte croissance au cours des dix dernières années, pour représenter 375 millions de dollars en 2007, soit une hausse de 12 % par rapport à l'année précédente, selon les chiffres d'ICv2, une société chargée de suivre l'évolution des tendances de l'industrie culturelle. Thomas LeBien, éditeur de Hill and Wang, une marque de la maison d'édition Farrar, Straus and Giroux, est responsable de la division roman graphique créée il y a deux ans. Selon lui, la montée de ce genre s'explique par l'élargissement de son potentiel narratif. Il cite le 9/11 Report: A Graphic Adaptation, de Syd Jacobson et Ernie Colon, qui avait suscité la polémique et obligé les critiques habituels à remplacer le terme de "roman graphique" par celui de "documentaire graphique" ou de "chronique visuelle".

"Il y a des gens qui ne considèrent pas ces livres comme des bandes dessinées ou des comics mais comme un style de narration sophistiqué", explique LeBien. "C'est parce qu'il s'agit d'une forme fluctuante que les professeurs et les universités s'y intéressent et l'enseignent. Le roman graphique fonctionne comme les films ou la prose." A Stanford, Kealey et Johnson savaient que demander à 14 étudiants de réaliser un livre en collaboration était un défi. "Coécrire avec une personne, ce n'est déjà pas facile, alors, à 14, c'était extrêmement compliqué", déclare Pape.
Après la phase d'écriture, ils ont divisé l'histoire en cinq chapitres, et les étudiants en art ont construit le story-board à partir d'un premier brouillon. Les illustrateurs ont particulièrement soigné les bas de la page de droite où se retrouvent la plupart des scènes d'action. Quand ces pages charnières sont bien faites, le temps servant au lecteur à tourner la page peut créer un suspense dramatique. "C'est quelque chose qu'un auteur traditionnel ne peut pas faire", explique Kealey.

Justin Berton
San Francisco Chronicle



13/05/2008
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