Inde : Les prêtres devenus marchands

Les brahmanes et la classe moyenne constituent la nouvelle génération d'entrepreneurs indiens. Grâce à eux, le pays connaît une formidable mutation de son économie, explique l'hebdomadaire de New Delhi Outlook.

Leurs histoires rappellent les mythes de la Silicon Valley, et certains sont probablement les Bill Gates de demain. Qu'ils le deviennent ou non, ils représentent une économie indienne en pleine mutation depuis soixante ans. Ils sont la preuve que l'environnement des affaires en Inde est en train de se transformer, lentement mais sûrement. Ils symbolisent l'arrivée à maturité de ce que j'appelle les "hommes d'affaires brahmanes", c'est-à-dire les entrepreneurs et cadres instruits appartenant aux classes moyennes.
Les hommes d'affaires de l'après-indépendance sont souvent issus de familles de commerçants : les Marwari au Nord et à l'Est, les Gujarati Jain à l'Ouest, les Nadar au Sud. Depuis quelques dizaines d'années, on note plusieurs cas de personnes parties de rien qui ont fait fortune. Mais les brahmanes et la classe moyenne instruite, eux, ont limité leur influence aux centres de pouvoir. Ils sont devenus fonctionnaires et acteurs du changement intellectuel.
Dans les années 1980 et 1990 surtout, après que l'Inde se fut engagée sur la voie des réformes, le scénario s'est emballé. Les brahmanes, l'élite instruite, les clans non commerçants et les classes influentes ont commencé à occuper des postes clés dans les entreprises – non pas comme PDG, mais comme propriétaires. Ils sont devenus des entrepreneurs inattendus et surprenants, qui occupaient soudain le sommet de la hiérarchie. Le plus étonnant est que parmi eux figuraient des brahmanes du sud de l'Inde, dont on pensait qu'ils préféreraient mourir que se lancer dans les affaires.
Les vingt dernières années ont montré que, outre les brahmanes, la classe moyenne instruite peut s'adapter à ce milieu, qu'elle peut gagner de l'argent au lieu de simplement équilibrer les comptes, qu'elle est capable de mener les hommes et de gérer le personnel directement et qu'elle peut devenir compétitive, agressive et innovante. Aussi certains hommes d'affaires de la nouvelle génération n'hésitent-ils pas à se dire issus de familles des classes moyennes. Ramesh Vangal dirige un conglomérat d'envergure mondiale, mais son père était fonctionnaire de seconde classe durant la majeure partie de sa carrière. Rana Kapoor, fondateur de la Yes Bank, confie quant à lui que son père, un homme "instruit", a refusé de diriger la bijouterie familiale et décidé de prendre un emploi salarié. Parmi les nombreuses différences entre la vieille garde et les jeunes-turcs figure l'éducation. Contrairement à leurs aînés, la plupart des hommes d'affaires brahmanes ont étudié dans les meilleures écoles scientifiques ou de commerce, comme les IIT (Indian Institute of Technology) ou IIM (Indian Institute of Management). C'est grâce à cette formation que les Vangal et les Kappor sont devenus des dirigeants avisés de stature internationale, avec un profil professionnel qui est davantage celui d'entrepreneurs que de simples gestionnaires. Mais le plus important est que cette éducation les a convaincus que leurs aînés laissaient passer les occasions qui se présentaient dans les nouveaux secteurs porteurs, dans une économie indienne "réformée", plus ouverte. Enfin, elle leur a donné confiance en leur capacité de changer les choses et en l'avenir de leur pays. Ces citoyens du monde ont vu les nouvelles perspectives qui s'ouvraient et appris à penser en termes de stratégies mondiales.
Hormis quelques rares visionnaires, la plupart des entreprises n'ont pris une dimension internationale qu'une fois acculées, quand elles ont dû choisir entre survivre et périr. Les années 1990 ont vu le déclin de plusieurs grandes familles d'entrepreneurs. Seuls ceux qui ont su devenir compétitifs à l'international ont tiré leur épingle du jeu. Et c'est grâce à leurs efforts que nous assistons aujourd'hui à la formation de multinationales comme Tata Steel [géant de l'acier], Hindalco [premier producteur indien d'aluminium], Ranbaxy Labs [laboratoires pharmaceutiques] ou Reliance Industries [le plus grand raffineur du pays], qui absorbent des géants mondiaux ou construisent les plus grandes usines du monde. Nous voici à l'âge d'or où les brahmanes sont devenus des hommes d'affaires, les récitants de mantras, des matérialistes, et la stratégie – plutôt que le salut – leur nouveau credo.

Repère

- Les brahmanes (traditionnellement les prêtres et les lettrés) sont au sommet de la hiérarchie des quatre grands ordres indiens. Viennent ensuite les kshatriyas (les princes et les guerriers), les vaishyas (les commerçants, les agriculteurs et les artisans) et les shudras (les serviteurs et travailleurs manuels). Les dalits (intouchables) constituent une cinquième catégorie hors caste car ils accomplissent pour leur part des tâches dites impures. On trouve la première formulation écrite des quatre varnas (ordres) dans le Rig Veda, le plus ancien des textes sacrés (vers 2000 av. J.-C. selon certaines datations) de la religion hindouiste.
- Bien que les castes aient été officiellement abolies en 1950 par la première Constitution de l'Inde indépendante, la société indienne continue de se structurer en fonction de cette organisation sociale. Et les mesures de discrimination positive qui réservent aux intouchables (environ 167 millions d'Indiens) des quotas dans le système éducatif, la fonction publique et la représentation politique n'ont finalement guère changé les choses.
Alam Srinivas


16/02/2008
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