Heureux comme un Islandais
Isolée au beau milieu de l’Atlantique,
confrontée à des hivers interminables, l’Islande est, selon l’ONU, le pays où
l’on vit le mieux sur terre. Un reporter britannique explique pourquoi c’est
sans doute vrai.
Des
hordes d’enfants (le plus fort taux de natalité en Europe), des foyers
disloqués (le plus fort taux de divorce), des mères absentes (le plus fort
pourcentage de femmes actives) : cela semble être une recette infaillible pour
le malheur et le chaos social. L’Islande, ce caillou de lave subarctique auquel
s’appliquent ces statistiques, arrive pourtant en tête du tout dernier
classement [2007-2008] du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). En termes de
richesse, de santé et d’éducation, la société et l’économie islandaises sont
championnes du monde.
Les faits sont là pour démontrer la vitalité islandaise. Le pays affiche le
sixième PIB par habitant du monde. C’est là où l’espérance de vie est la plus
élevée pour les hommes, et presque la plus élevée aussi pour les femmes. C’est
le pays dont le système bancaire se développe le plus rapidement. Ses
exportations montent en flèche. C’est aussi le seul pays membre de l’OTAN qui n’ait
pas de forces armées (elles ont été proscrites il y a sept siècles). Et la
qualité de la vie est exemplaire : tous les foyers disposent de l’eau chaude
courante, fournie directement par les entrailles volcaniques de la Terre ;
l’air est d’une pureté de cristal ; et ainsi de suite.
Rien de tout ce bonheur ne serait possible sans une inébranlable confiance en
soi, trait caractéristique de tout Islandais. Une confiance qui découle d’une
société préparée culturellement à élever des enfants heureux, quel que soit le
nombre de leurs pères et mères. Les origines vikings de ce peuple insulaire
expliqueraient en grande partie cette prédisposition au bonheur. Leurs ancêtres
étaient certes des pillards et des violeurs invétérés, mais ils avaient
toutefois l’honnêteté morale de ne pas être jaloux des badinages de leurs
épouses. Lesquelles étaient des femmes qui parvenaient à nourrir leur famille
dans l’impitoyable quasi-toundra de cette île perdue pendant que ces messieurs
partaient écumer des terres lointaines, parfois pendant des années. Comme me
l’a expliqué une grand-mère : “Les Vikings s’en allaient et c’étaient les
femmes qui commandaient. Elles avaient des enfants avec leurs esclaves, et,
quand leurs hommes revenaient, ils acceptaient ces enfants.”
“Ici, les familles recomposées sont une tradition”, ajoute Oddny
Sturludóttir, séduisante pianiste de 31 ans, mère de deux enfants de pères
différents. Elle parle couramment allemand, traduit des livres anglais en
islandais et est conseillère municipale à Reykjavík, la capitale. “Il est
courant que les femmes aient des enfants avec plus d’un homme. Mais tous
forment une famille.”
Je m’en suis aperçu à plusieurs reprises avec les gens que j’ai croisés ici. Le
cas d’Oddny n’a rien d’exceptionnel. L’Islande, blottie au cœur de l’Atlantique
Nord et qui a pour proche voisin le Groenland, était hors de portée de la
plupart des missionnaires chrétiens du Moyen Age. C’est une terre païenne,
comme les autochtones aiment à se l’imaginer, libérée du fardeau des tabous qui
ailleurs engendrent beaucoup de détresse. Les Islandais sont par conséquent des
individus pragmatiques, qui ne tergiversent pas lorsqu’il est question de
séparation. S’ils peuvent faire ce choix, c’est parce que la société ne les
stigmatise pas. Et les familles font bloc autour des enfants de parents
séparés. Les Islandaises, aussi modernes soient-elles (Vigdís Finnbogadóttir,
mère célibataire, est devenue en 1980 la première femme au monde à être élue
présidente au suffrage universel), perpétuent l’antique tradition qui consiste
à avoir des enfants très jeune. “Il est question de femmes de 21 ou 22 ans
qui ont délibérément des enfants, très souvent alors qu’elles sont encore à
l’université”, poursuit Oddny. Dans une faculté française ou britannique,
une étudiante enceinte serait marginalisée. A l’université de Reykjavík, il
n’est pas rare de voir des jeunes femmes enceintes.
Une possibilité dont Svafa a su pleinement profiter. Pour son premier enfant, c’est elle qui a pris l’essentiel du congé parental. Pour le second, c’est son mari qui s’est arrêté. “J’avais un poste pour lequel j’étais en déplacement trois cents jours par an”, se souvient-elle. Elle avait des doutes, qui se sont dissipés d’une part parce qu’elle savait que son mari était à la maison, et d’autre part parce qu’elle pouvait s’appuyer sur l’excellent système éducatif islandais. Ici, les établissements privés n’existent pratiquement pas et “99 % des enfants, que leurs parents soient plombiers ou millionnaires, passent par le public”, assure Svafa.
L’emploi qui l’obligeait à se déplacer était un poste de vice-présidente chargée des fusions et acquisitions pour Actavis, laboratoire pharmaceutique produisant des génériques. Elle y a travaillé six ans. Pendant cette période, la société est passée du statut de menu fretin international à celui de troisième mondial dans son secteur, rachetant en cours de route vingt-trois entreprises étrangères. Svafa ne se contente pas de faire l’éloge de son ancien employeur, elle dresse aussi la liste de quelques-uns des exploits commerciaux de son pays au cours des dix dernières années, période de prospérité pour une économie jusque-là axée sur la pêche. Les banques islandaises sont désormais présentes dans vingt pays, et la société deCODE, sise à Reykjavík, est l’un des chefs de file de la recherche biotechnologique sur le génome. Les entreprises islandaises avalent des sociétés de l’alimentaire et des télécommunications en Grande-Bretagne, en Scandinavie et en Europe de l’Est.
Svafa est une femme à l’esprit affûté et pleine d’humour. Son bureau spacieux est moderne, dans le style nordique dépouillé. On se croirait dans un salon, et le panorama est à se damner. Depuis l’une des fenêtres, on peut voir les toits rouges et verts de Reykjavík moutonner jusqu’au port de pêche et le bleu sombre de la mer. De l’autre, on aperçoit une chaîne de montagnes basses enneigées. Paysage magnifique, mais où il n’a pas toujours fait bon vivre, surtout durant les mille ans qui ont précédé l’invention de l’électricité et du moteur à explosion. “Ici, pour survivre, il ne faut pas seulement être costaud, il faut aussi être inventif, constate Svafa. Si vous ne vous servez pas de votre imagination, vous êtes fichu.” Comme l’ont montré les Vikings, l’imagination en question implique de parcourir le monde. Ce que font presque tous les Islandais. Rares sont ceux qui ne parlent pas parfaitement anglais. Mais, avec la prospérité, c’est désormais au tour de l’Islande d’inviter le reste du monde.
Les Islandais savent reconnaître ce qu’il y a de mieux et l’intégrer à leur société. J’en parle à Geir Haarde, Premier ministre du pays, que je croise lors d’un événement officiel dans un bain public, un lieu de rencontre qu’affectionnent les Islandais. Sans l’ombre d’un garde du corps dans les parages (il n’y a presque pas de criminalité en Islande), il accepte aussitôt de s’asseoir pour un bref entretien. “Je crois qu’ici nous avons associé le meilleur de l’Europe et des Etats-Unis, à savoir le système social nordique et l’esprit d’entreprise américain”, dit-il, rappelant que son pays, contrairement aux autres Etats scandinaves, est doté d’une fiscalité très faible, tant pour les particuliers que pour les entreprises. “Résultat : les entreprises islandaises restent sur place et les étrangers viennent chez nous, si bien que la croissance de l’activité économique a entraîné une augmentation de 20 % des revenus fiscaux.”
L’Islande n’est cependant pas immunisée contre la panique financière qui s’est emparée du reste du monde. Les banques islandaises étant des acteurs planétaires agressifs et optimistes, d’aucuns craignent qu’elles n’aient surestimé leurs forces. La hausse des prix des denrées alimentaires et du pétrole suscitent les mêmes gros titres dans la presse islandaise qu’ailleurs. Pourtant, rien ne laisse entendre que le système économique soit directement menacé. Les Islandais continueront de bénéficier d’un enseignement gratuit de première classe, mais aussi de la gratuité d’un très bon système de santé.
Dagur Eggertsson, qui était encore récemment maire de Reykjavík, me rappelle que ce qui s’est passé dans son pays défie la logique économique. “Dans les années 1980 et 1990, les gens de droite aux Etats-Unis et au Royaume-Uni disaient que le système scandinave n’était pas fonctionnel, que le très fort investissement de l’Etat dans les services publics tuerait l’économie”, souligne-t-il. A 35 ans, cet homme politique brillant a des airs de gamin. Comme tous les Islandais, c’est un redoutable travailleur polyvalent, puisqu’il est également médecin. “Pourtant, nous voilà en 2008, poursuit-il. Il suffit de considérer les données économiques et on voit que, ces douze dernières années, les pays scandinaves ont pris une sacrée avance. Quelqu’un a appelé ça la ‘bumblebee economy’ [l’économie du bourdon] : en termes scientifiques, aérodynamiques, on ne sait pas comment il vole, mais il vole, et bien en plus.”
Le succès spectaculaire de l’Islande vient de cette capacité à travailler dur dont Dagur est un parfait exemple, ainsi que de cet impératif de créativité dont Svafa a parlé. Il faut également ajouter la conviction que les grandes idées sont réalisables. “Nous sommes nombreux à avoir vécu aux Etats-Unis, à y avoir étudié, affirme Geir Haarde, et ce que nous avons appris d’eux, et découvert que nous l’avions naturellement, c’est cette attitude positive, cette idée qu’en travaillant tout est possible.”
C’est le même esprit qui est à l’origine de la réussite de Reykjavik Energy, la société qui fournit aux Islandais la majeure partie de leur eau chaude et de leur électricité. Des canalisations s’enfoncent profondément dans la croûte gelée de la Terre pour en extraire non du pétrole mais de l’eau, qui, à 1 kilomètre au-dessous de la surface, atteint des températures de l’ordre de
Haraldur Jónsson a étudié à Paris. Peintre abstrait, il est également sculpteur et vidéaste. Pour lui, son travail consiste à “rendre visible le monde invisible”, à transformer les émotions en objets que l’on peut voir et toucher. Il a exposé un peu partout, y compris à Londres, Barcelone, Berlin et Los Angeles. Pourquoi trouve-t-on tant d’artistes en Islande ? Qu’est-ce qui les motive ? “Nous faisons ça pour ne pas devenir fous”, réplique Haraldur, grand, mince et nerveux. Pour ne pas devenir fous ? “Oui, pour tenir la bête à distance.” La bête ? “La bête, c’est l’Islande, cette nature d’une terrible brutalité, son climat implacable et sans cesse changeant. C’est le monde des sombres cauchemars de Goya, beau et effrayant. Voilà la bête ombrageuse qu’est l’Islande. Nous ne pouvons pas lui échapper. Donc, nous trouvons des moyens de vivre avec elle, de l’apprivoiser.”
Si l’Islande est le meilleur endroit où vivre, c’est parce que les gouvernements ont associé des politiques intelligentes à la matière première humaine locale, inventive et pragmatique. “Il y a cent ans, nous étions la plus pauvre des nations, mais nous savions tous lire, et nos femmes étaient solides. A partir de cela, nous avons développé des politiques fortes. A mon avis, certaines choses sont plus importantes pour la santé d’un pays que de ne pas fumer et de bien manger. Nous mettons l’accent sur l’égalité, la paix, la démocratie, la propreté de l’eau, l’éducation, l’énergie renouvelable, les droits des femmes”, déclare Dagur Eggertsson, l’ancien maire de la capitale.
Comme tous les gens à qui j’ai parlé en Islande et qui sont fiers de leur pays, Dagur est confiant (sans être complaisant) et satisfait, mais toujours ambitieux et ouvert au monde dans toute sa diversité. John Carlin
The Observer