Guerre en RDC : un otage raconte Le journaliste belge

En plein bourbier congolais, un otage raconte Le journaliste belge Thomas Scheen, qui couvre le conflit du Kivu pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, a été enlevé le 4 novembre par des miliciens maï-maï. Trois jours plus tard, il était libéré. Il raconte.

Théophile Mpabuka en est encore à vanter fièrement les mérites de la rébellion de Laurent Nkunda quand, brutalement, des jeunes, armés de sagaies, de couteaux et d'armes à feu, font irruption dans la cour du petit hôtel isolé de Kiwanja. L'un d'eux entre dans la pièce où nous nous entretenons avec le nouvel administrateur du district – un partisan de Nkunda. Sans un mot, il jette un coup d'œil à la ronde et s'en va. "Ce sont des Maï-Maï", murmure Charles, mon interprète. Dehors, des coups de feu retentissent.

Nous sommes mardi 4 novembre ; il est 13 heures, et dans les bourgades de Rutshuru et Kiwanja, dans l'est du Congo, où les forces de Nkunda se sont installées depuis près de deux semaines, rien n'annonçait une attaque de la milice progouvernementale des Maï-Maï. Au contraire, les organisations humanitaires faisaient la queue auprès des représentants des rebelles pour obtenir l'autorisation de travailler, tant la région semblait calme après le retrait de l'armée congolaise. Autour de l'hôtel Grefamu, où nous nous trouvons, les combats se durcissent. Nous nous mettons à couvert. Deux heures plus tard, le bruit des affrontements se déplace vers l'est. La route qui mène à Goma passe à l'ouest de Kiwanja. Je décide de tenter le coup. Nous – mon chauffeur, Roger Bamkana, mon interprète, Charles Ntiricya, le partisan de Nkunda, Théophile Mpabuka, et moi – montons dans la voiture et nous filons vers le sud, en direction de Rutshuru. Il est 15 heures.

Tout va alors très vite : la voiture est arrêtée, on nous en sort de force. On nous vide les poches. Menottés, nous nous retrouvons vautrés dans la boue sur la route. Le chef du groupe de Maï-Maï qui nous a interceptés alors que nous n'avions parcouru que 300 mètres à peine n'a que faire de nos accréditations. Il ordonne que deux d'entre nous soient attachés dans le coffre. Je refuse. Il me menace avec une sagaie puis avec une kalachnikov. Je refuse. Je ne monterai pas volontairement dans mon propre cercueil. Charles et moi sommes transférés sur la banquette arrière. Autour de nous se pressent des gamins équipés d'armes automatiques ; ils sont même trois à s'entasser sur le siège à côté du conducteur. Deux autres sont sur le toit, l'éclaireur âgé de 10 ans se recroqueville sur le capot. Le chef se glisse au volant.
Nous partons en direction du "Rond-Point", le croisement avec la route qui relie Kiwanja à Rutshuru et où les combattants de Nkunda ont bloqué l'avance des Maï-Maï. Nous sommes accueillis par une grêle de balles. Le Maï-Maï braque violemment, deux balles transpercent le coffre, l'une d'elles touche Théophile à la tête. Heureusement, ce n'est qu'une égratignure. Charles prie à voix haute.

Les Maï-Maï foncent avec nous dans le village disputé et finissent par faire halte devant une école. On nous entraîne dans une salle de classe. On nous ôte les menottes pendant que mon sac à dos est soumis à une fouille. Je tente de régler le problème "à la congolaise". Avec de l'argent. Je propose 1 500 dollars au chef. Il les prend, ainsi que nos portables et mon téléphone satellitaire. Puis il disparaît. Nous attendons. Plus tard, on nous ramène là où a commencé notre journée, au Grefamu, l'hôtel perdu. On nous y présente un homme maigre âgé d'une cinquantaine d'années. Il dit s'appeler Pascal Kasereka. Nous sommes face au chef des Maï-Maï de la province du Nord-Kivu. Je n'avais encore jamais rencontré quelqu'un à l'aura si diabolique. Il m'écoute, mais ne semble guère me croire quand je lui assure que mes deux accompagnateurs et moi sommes tous journalistes. Il annonce qu'il va nous laisser en liberté, mon chauffeur Roger, mon traducteur Charles et moi-même, mais pas Théophile, que les Maï-Maï soupçonnent d'être une grosse pointure au sein de l'organisation rebelle de Laurent Nkunda. Nous nous taisons alors, et sauvons sans doute du même coup la vie de Théophile. Ensuite, le chef des Maï-Maï réclame 5 000 dollars. Je lui explique que je n'ai plus d'argent. Il rétorque que je n'ai qu'à me rendre au poste des troupes de la Mission des Nations unies au Congo (MONUC) à Kiwanja pour y retirer l'argent. Je m'entretiens avec Charles. Il me dit d'aller chercher de l'aide.

Encadré de deux combattants maï-maï, je pars à pied. Le poste de la MONUC se trouve à 4 kilomètres au-delà de la route principale. Il est 17 heures, le jour baisse. Nous passons devant de nombreux cadavres, tous plus ou moins revêtus d'uniformes. Je n'aperçois aucun corps que l'on puisse identifier sans hésiter comme étant celui d'un civil. C'est la raison pour laquelle la moitié de la population de Kiwanja est dans les rues et qu'elle acclame les Maï-Maï. Non loin de la ligne de front, une voiture apparaît. Me voilà de nouveau arrêté, sans que je sache pourquoi. Retour au quartier général de Pascal Kasereka : entre-temps, un conseil des anciens s'y est rassemblé, qui débat de notre "utilisation" ultérieure. Un des anciens lance que mon "dossier" est "compliqué". Il me laisse entendre que les Maï-Maï ne veulent m'échanger que contre le retrait de Nkunda de Rutshuru. Je récupère le portable que le chef des Maï-Maï m'a confisqué et j'appelle mon épouse, qui se trouve en Afrique du Sud. Peu après, ma rédaction me contacte.

Puis les enfants-soldats, ivres de leur victoire, veulent faire la preuve de leur courage devant le prisonnier blanc. A plusieurs reprises, on me braque un fusil sur la tête et on presse la détente, à vide. Les Maï-Maï emmènent deux combattants de Nkunda menottés. Je suis le cortège du regard et aperçois les flammes des canons des kalachnikovs qui tirent sur les deux hommes. Dans l'ombre, je vois tomber leurs deux silhouettes, qui restent là, immobiles. Pendant ce temps, Charles et Roger sont entassés dans une cahute sombre et étouffante, en compagnie de Pascal, le chef des Maï-Maï, qui se saoule.

Vers minuit, j'obtiens l'autorisation de passer la nuit dans la voiture sous la surveillance de trois gardes, pour ne plus être dans la ligne de mire des "Kadoko", les enfants-soldats. Ceux qui s'occupent de moi sont de "vrais" soldats. Ils portent l'uniforme des forces armées régulières congolaises et sont équipés d'armes qui semblent bien entretenues. Le gouvernement congolais fait depuis des années cause commune avec les Maï-Maï. L'assaut sur Kiwanja a été le résultat d'une action concertée de la milice et de l'armée. Dans la nuit, les terribles milices hutues du Rwanda retrouvent les Maï-Maï qui font la fête. Je suis témoin de la collaboration entre les Maï-Maï, l'armée régulière et les milices hutues des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) responsables du génocide de 1994 au Rwanda, qui se sont depuis repliées en RDC. Le lendemain, mercredi 5 novembre, dans la grisaille matinale, c'est le déchaînement de l'enfer. Nkunda passe à la contre-offensive.
L'opération vise à libérer Théophile et deux autres membres de haut rang du "mouvement" de Nkunda, capturés pendant la nuit. Les balles miaulent au-dessus de ma tête. Les Kadoko s'affolent, ils exigent que je sois fusillé afin de leur porter chance dans la bataille qui s'annonce. Une fois de plus, je suis face à des soldats de l'armée régulière. Les prisonniers, c'est-à-dire Charles, Roger et moi, Théophile et les deux autres représentants de Nkunda, sont embarqués dans un minibus qui fonce vers le nord, loin du front. Les deux combattants de Nkunda sont là eux aussi – alors que je croyais qu'ils avaient été abattus la veille. En fait, ils ont été victimes d'un simulacre d'exécution. Au bout de quelques kilomètres, le véhicule s'enlise dans la boue. Il nous faut descendre, et marcher pendant deux heures et demie en longeant le massif de la Virunga en direction de Lubero.

Nous faisons halte sur une hauteur, et j'aperçois au loin Kiwanja. Je me fais ainsi une idée assez précise du lieu de notre séjour et je vois également dans quelle direction il faudrait que je coure si ça se mettait à sentir le roussi. Pourtant, certains indices nous poussent à croire que cette prise d'otages pourrait bien prendre fin aujourd'hui : les menaces ont cessé, et les preneurs d'otages partagent même leur repas avec nous – du manioc et du maïs grillé.
Mais c'était compter sans le "commandant" Miki Kambala, qui dirige notre escouade de huit gardiens. La politique ne l'intéresse pas, sa seule motivation, c'est l'argent. Théophile l'a tout de suite compris et entreprend de marchander avec les Maï-Maï. Je ne saisis rien de la discussion qui se déroule en swahili, parce que mon interprète gère à sa façon le trop-plein d'adrénaline : il dort.

Dans le courant de la journée, Kiwanja repasse aux mains des combattants de Nkunda, qui déclenchent un massacre parmi la population civile. Par conséquent, pas question de faire demi-tour. Nos gardiens deviennent nerveux. Sous une pluie torrentielle, nous marchons vers l'ouest, en direction du parc national des Virunga. Les Maï-Maï disent vouloir atteindre Kyondo, sur la rive nord du lac Edouard, soit une distance de 150 kilomètres. Cela signifie une semaine dans la brousse, à courir le risque de mourir du choléra, du typhus, du paludisme ou d'une affection pulmonaire. Mais au bout de deux heures, nous distinguons dans le crépuscule une hutte de paille au pied de la Virunga. Nous sommes tous trempés, mais il n'y a de place dans la hutte que pour quatre. Les huit otages que nous sommes s'y pressent malgré tout autour d'un feu. Nous tentons tant bien que mal de sécher nos vêtements. Quand enfin la pluie cesse, j'aperçois dans le lointain, à 4 kilomètres, le mât d'une antenne qui appartient à un camp de l'armée régulière congolaise, tout près de la route qui va de Rutshuru à Butembo. J'envisage de fuir, mais n'en fais rien. Dans l'ensemble, les Maï-Maï ont vingt ans de moins que moi, ils m'auraient rattrapé en un clin d'œil.

Jeudi 6 novembre. Après une nuit passée à trembler dans le froid et l'humidité, Théophile Mpabuka, l'homme de Nkunda, et le "major" maï-maï Miki Kambala semblent avoir trouvé un terrain d'entente. La rançon sera d'un montant de 30 000 dollars. Ce que je ne sais pas, en revanche, c'est que ce prix ne concerne que les otages pro-Nkunda, autrement dit Théophile, les deux combattants et les deux civils qui, face à moi, se sont enfermés dans un silence morose. Tôt le matin, Théophile qui, la veille encore, m'avait accusé de vouloir abandonner le groupe parce que j'avais griffonné une carte des environs dans mon carnet de notes, retourne vers Kiwanja avec le major Miki pour y récupérer l'argent. Je lui donne le numéro de téléphone de mon épouse. Plus tard, il l'appellera et lui demandera d'envoyer les 30 000 dollars.

Je ne compte pas attendre que Théophile Mpabuka ait la bonté d'âme de penser à nous une fois qu'il aura sauvé sa peau. Comme les cinq gardiens restants ont l'air détendu, je prends le risque de déballer mon ordinateur portable, que je trimballe avec moi dans mon sac à dos depuis mardi. De plus, j'ai encore mon B-Gan, un dispositif qui permet d'établir une connexion Internet par satellite. Je peux envoyer des courriels ! Les Maï-Maï n'ont pas identifié ce modeste appareil quand ils ont fouillé mon sac. J'explique à un gardien qui considère avec méfiance l'aspect du B-Gan qu'il s'agit d'un chargeur solaire. J'écris un mail à la rédaction, dans lequel je fournis une description relativement détaillée de l'endroit où nous nous trouvons, et je fais référence à la rançon.

Plus tard dans l'après-midi, un deuxième groupe de Maï-Maï fait son apparition : dix hommes dont la puissance de feu est nettement supérieure à celle de nos cerbères. Le groupe s'en prend aux quatre partisans de Nkunda. Ils sont contraints de se déshabiller, sont battus à coups de poings et de pieds ; des coups de feu finissent par claquer. Je n'ose pas regarder. Dans le même temps, les nouveaux venus réclament le muzungu (l'homme blanc en swahili) et ses accompagnateurs. Ils parlent d'emmener le journaliste à Kinyandoni, un village contrôlé par les Maï-Maï, à proximité de Kiwanja. Ils disent que nous y serons relâchés. Mes deux compagnons et moi n'avons d'autre choix que de les suivre.

A mi-chemin, nous sommes de nouveau obligés de camper en pleine nature. Apparemment, les anciens ne sont pas encore prêts à me recevoir. Nos nouveaux gardiens affirment que nous allons être confiés à l'armée régulière, qui dispose d'une base à Kinyandoni. Je n'y crois guère et profite d'un moment où je me trouve sans surveillance pour envoyer un deuxième courriel à Francfort. Je demande à la rédaction de contacter les autorités de mon pays, la Belgique, afin qu'elles accélèrent les négociations sur une éventuelle rançon avec Pascal Kasereka, le chef des Maï-Maï. Je ne peux pas savoir alors que les Belges, tout comme la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères à Berlin et les troupes de la MONUC sont intervenus depuis longtemps, et que c'est pour cette raison que les forces congolaises nous recherchent.

Les heures défilent, entre angoisse et espoir. Vers le soir, le chef du nouveau groupe de Maï-Maï nous apprend que nous n'allons pas nous rendre à pied à Kinyandoni, mais que, "pour notre propre sécurité", nous allons passer une nuit de plus dans la hutte au pied de la Virunga. Je refuse. Nos gardiens ne me prennent pas au sérieux et s'en vont. Je reste assis. Charles et Roger me supplient de me montrer raisonnable. Je ne bouge pas d'un centimètre et déclare aux Maï-Maï qu'ils vont devoir me porter ou user de violence. Perplexes, ils discutent rapidement entre eux puis envoient un message à Kinyandoni. La batterie de mon iPod, lui aussi oublié pendant la fouille, n'est pas encore complètement déchargée. Je grimpe sur une termitière et célèbre ma maigre victoire en écoutant Les Noces de Figaro : le coucher de soleil sur le massif de la Virunga est à couper le souffle.

Tard dans la soirée, nous nous mettons en route pour Kinyandoni. Nous ne sommes pas partis depuis dix minutes qu'un autre groupe de Maï-Maï vient à notre rencontre dans l'obscurité. Son chef m'aperçoit et commence à hurler : il n'a pas touché sa part de la rançon. Normal, aucun argent n'a été versé. Il menace de ne m'échanger contre le retrait des forces de Nkunda à Rutshuru. Et, à quelques mètres de distance, il me tire dessus. A l'ultime seconde, ce sont ses propres hommes qui lui arrachent son fusil. Le tir manque sa cible. Nos autres gardiens ont disparu. Nous courons, mais où aller dans les ténèbres ? Au bout de quelques minutes, les hommes du tireur en colère nous rattrapent. Le type était saoul, disent-ils en guise d'excuse pour la tentative de meurtre, mais nous n'avons plus rien à craindre. Ils nous expliquent que tout le village nous cherche, mes deux compagnons de voyage et moi, parce que l'armée congolaise a fait pression sur les Maï-Maï pour qu'on nous libère. Trois heures durant, nous continuons à marcher dans la brousse plongée dans la nuit, nous croisons des autels vaudous, franchissons des marigots et des forêts touffues. Régulièrement, nous sommes rejoints par des colonnes surgies du néant, comptant parfois une centaine de combattants maï-maï, qui nous escortent sans un mot pendant un ou deux kilomètres, puis disparaissent de nouveau comme elles sont arrivées, en silence.

Le lendemain matin, le vendredi 7 novembre, dès les premières lueurs de l'aube, à l'issue d'une troisième nuit blanche consécutive, nous entrons au pas de course dans le village encore assoupi de Kinyandoni. Un homme rondouillard à demi dévêtu nous arrête d'urgence et me plaque un portable dans la main. "Appelez ! Appelez qui vous voulez ! Mais dites bien que vous êtes en vie !" implore-t-il. C'est le commandant Kanka, de l'armée congolaise, responsable de la base de Kinyandoni. Il est absolument ravi de nous voir. "A cause de vous, je n'ai presque pas mangé", grommelle-t-il. A tour de rôle, nous appelons nos familles, puis le bureau de la MONUC à Goma. On nous sert un petit déjeuner, les soldats nous donnent des brosses à dents et nous pouvons, après trois jours passés dans la boue, nous laver dans un seau d'eau. Il est 5 h 30 du matin et notre cauchemar est terminé. Deux heures plus tard, des casques bleus indiens nous embarquent dans deux blindés. Le surlendemain, dans l'avion qui me ramène en Afrique du Sud, j'apprends que trois des quatre partisans de Nkunda capturés par les Maï-Maï ont été assassinés.

Thomas Scheen
Frankfurter Allgemeine Zeitung



24/11/2008
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