GAZA : "C'est comme si les portes de la prison s'étaient ouvertes !"
Après
l'ouverture à l'explosif d'une brèche dans la clôture frontalière, les Palestiniens vivant dans la bande de Gaza continuent à affluer vers
l'Egypte pour s'approvisionner. Reportage du quotidien britannique The
Independent. Je ne sais pas qui a fait ça", confie joyeusement M.
Najar, 38 ans, "mais c'est un accord entre deux peuples, pas entre
gouvernements." Il s'est levé tôt pour profiter de la situation. Les
bulldozers ont fini le travail commencé par les militants qui ont ouvert une
énorme brèche dans le mur avec dix-sept charges explosives dans la matinée du
mercredi 23 janvier. Il revient d'Egypte avec de quoi gagner enfin sa vie, ce
dont les sept mois de blocus israélien [depuis la prise de la bande de Gaza par
le Hamas en juin 2007] l'avait peu à peu privé : pneus, batteries de voiture,
gazole et pièces détachées, pour un montant total d'environ 1 300 dollars (900
euros).
Comme des centaines d'autres personnes, il a déchargé les marchandises d'un
taxi égyptien et loué une charrette à âne pour leur faire traverser les 200
mètres du corridor de Philadelphie, une zone jadis redoutée car patrouillée par
Israël et qui est devenue un gigantesque parking pour ceux qui vont faire des
achats. Les gardes-frontières égyptiens qui se tiennent près de leurs véhicules
blindés ont l'air fort satisfaits de voir des milliers de Palestiniens, hommes,
femmes et enfants, se presser entre les énormes plaques de béton renversées du
mur ou se frayer un passage au milieu des vestiges de la barrière de tôle
ondulée qui gît désormais au sol, tordue, inutile. L'un d'entre eux se tient
près de la mosquée Shuhada, dans la partie égyptienne de Rafah, entouré de
petits garçons curieux. En treillis camouflé, il ne porte apparemment pas
d'arme et refuse de donner son nom. "Tout va bien", déclare-t-il.
"Nous sommes très contents de ce qui s'est passé." Son unité a-t-elle
reçu des instructions pour gérer la sortie en masse des Palestiniens ?
"Personne ne nous a rien dit."
Ce n'est peut-être pas la chute du mur de Berlin, mais si quelqu'un se
demandait quel effet pouvait avoir sur un peuple un siège prolongé, il a eu la
réponse hier. Alors que les rues de la ville de Gaza sont anormalement vides à
cause de la pénurie de carburant, voitures, camionnettes, camions à bestiaux
bourrés de Gazaouis en quête de biens de consommation courante se pressent sur
la route Salahuddin, la grande artère nord-sud de la bande de Gaza, et bloquent
les abords de la frontière, sûrs de pouvoir remplir leurs jerrycans d'essence
et de gazole après avoir fait patiemment la queue de l'autre côté. "Nous
allons au paradis", crie un adolescent. La ville égyptienne de Rafah n'avait
jamais rien vu de pareil. Au début de l'après-midi, nombre de magasins
n'avaient plus rien à vendre. Les changeurs d'argent égyptiens, débordés,
circulaient difficilement dans la foule, les poches bourrées de billets.
Israël, c'est compréhensible, considère ce va-et-vient incessant par une brèche
d'au moins 1 kilomètre de large comme un casse-tête majeur pour sa sécurité.
L'Etat hébreu a déclaré que cela signifiait que "n'importe qui pouvait
entrer à Gaza". Et personne, pas même les miliciens du Hamas qui
surveillent discrètement l'exode du côté palestinien – en prélevant parfois une
taxe sur les cartons de cigarettes égyptiennes entrant dans la bande –,
personne ne peut dire exactement ce que contient chaque charrette, sac ou boîte
de conserve. Mais même si, comme c'est très probable, le Hamas est directement
responsable de l'explosion qui a ouvert une brèche dans le mur, ce sont les
civils palestiniens privés depuis le mois de juin 2007 de tout ce qui n'est pas
rigoureusement nécessaire – et, depuis une semaine, même des produits de
première nécessité – qui ont traversé la frontière en masse.
Mohammed Al-Sheikh, 30 ans, boucher à Deir Al-Balah, dans le centre de Gaza, où
le prix du bœuf a presque doublé, a tout simplement pris un taxi égyptien pour
se rendre au village de Sheikh Zied, puis il est rentré à pied en menant par
une corde une belle vache blanche et noire qu'il avait payée 4 000 livres
égyptiennes (480 euros). Marwan Talah, un paysan de 25 ans, est revenu de son
incursion à Al-Arish avec six moutons noirs à longs poils, deux sacs d'engrais
chimique et deux autres d'Egyptian Portland, ce précieux ciment blanc dont
presque tous les Gazaouis semblaient en avoir acheté. L'arrêt des importations
de ciment depuis un mois a non seulement stoppé la construction dans toute la
bande de Gaza, mais aussi empêché les familles de couler des dalles sur les
tombes des défunts.
Tous ne sont pas allés chercher des médicaments, de la farine, des bonbonnes de
gaz, des cigarettes, du chocolat, des fours – et même, dans un cas, une moto à
1 000 dollars (690 euros) fabriquée en Chine – ou toute autre marchandise
introuvable ou hors de prix à Gaza. Kifa Zorab, 33 ans, est ravie de pouvoir
traverser la frontière avec ses cinq enfants pour rendre visite à sa famille à
Rafah, en Egypte. "Nous allons voir ma belle-mère", a-t-elle expliqué
en souriant. "La moitié des personnes qui me sont chères vivent à Gaza, et
les autres de l'autre côté. Nous sommes si contents, si soulagés… On dirait une
fête, comme le jour de l'Aïd [la grande fête musulmane de l'Aïd El-Adha]. Et
cette année le jour de l'Aïd n'a pas été joyeux."
A l'intérieur du poste-frontière officiel qui, ironie du sort, reste fermé et
gardé, un général du Hamas en uniforme se tient à côté du Dr Atef Mohammed, un
pharmacien qui attend le retour de ses employés partis chercher les médicaments
qui font cruellement défaut à Gaza. "C'est fabuleux", a commenté le
général, "nous n'avons eu aucun problème avec les Egyptiens." Il
souligne que "rien n'a été planifié". Qu'il dise vrai ou non,
Mohammed Al-Qadi, un civil âgé de 55 ans, qui distribue à tout le monde des
petits gâteaux égyptiens, résume la situation : "Nous avions l'impression
de vivre dans une prison, et maintenant les portes de cette prison se sont ouvertes",
déclare-t-il avec dans la voix davantage d'optimisme que de certitude.
Donald Macintyre
The Independent