Etats-Unis : du rififi entre travailleurs immigrés

L'arrivée dans certaines villes de travailleurs immigrés musulmans venus de Somalie a suscité la méfiance des autres communautés à leur encontre, plus particulièrement celle des Latinos. Reportage du New York Times à Grand Island, dans le Nebraska.

A l'instar de nombreux ouvriers de l'usine locale de conditionnement de la viande, Raul Garcia, un Américain d'origine mexicaine, voit d'un mauvais œil les centaines de Somaliens qui viennent depuis ces dernières années s'installer en ville. Beaucoup de nouveaux venus reprennent les emplois qui étaient occupés précédemment par des Latinos, interpellés par les services de l'immigration. "Le Latino est quelqu'un de très humble", assure Garcia, 73 ans, qui a travaillé à partir de 1994 dans cette usine, filiale du groupe brésilien JBS. "Mais eux, ils sont arrogants, ajoute-t-il en parlant des Somaliens. Ils agissent comme si les Etats-Unis leur devaient quelque chose."

Garcia figure parmi le millier de Latinos et autres salariés qui se sont récemment élevés contre une décision prise par la direction de réduire leur journée de travail – et en conséquence leur salaire – de quinze minutes, afin de laisser à leurs collègues musulmans somaliens le temps de faire leur prière du soir. Après plusieurs jours de grève et de manifestations, la direction a fini par faire marche arrière.
Mais le conflit a fait disparaître le vernis de civilité à Grand Island, une ville du sud du Nebraska de 47 000 habitants, révélant de vives tensions ethniques latentes. Grand Island est l'une de ces cinq ou six villes [les autres se trouvent dans l'Iowa, le Tennessee et le Colorado] où l'arrivée de travailleurs somaliens a semé la discorde. Les employeurs les ont fait venir d'autres régions des Etats-Unis après que les descentes des services de l'immigration eurent réduit les effectifs latinos illégaux. Les Somaliens qui se trouvent dans le pays sont en majorité des réfugiés politiques en situation régulière, ils ne passent donc pas sous les fourches caudines des services de l‘immigration. Des dizaines de milliers d'entre eux, fuyant la guerre civile dans leur pays, se sont réfugiés aux Etats-Unis dès les années 1990.

Si certaines entreprises recherchent plus particulièrement des Somaliens parce qu'ils ont des papiers en règle, nombre d'entre elles se sont aperçues qu'en essayant de résoudre un problème elles en ont créé un autre. Début septembre, quelque 220 Somaliens musulmans ont cessé le travail à l'usine JBS à Greeley, dans le Colorado, au motif que la société les a empêchés de respecter les horaires de prière. Quelques jours plus tard, une société de transformation de la viande dans le Minnesota a accordé à son personnel musulman des pauses pour la prière et le droit de refuser de manipuler des produits à base de porc, en règlement d'un procès intenté par neuf salariés somaliens.

Les tensions sont loin d'être confinées entre les murs des usines. Ainsi, à Grand Island, il suffit de gratter un peu la surface et l'on verra surgir un peu partout rancœur, malaise et méfiance, si l'on en croit certains habitants. Entre les Blancs et les diverses communautés d'immigrés ; entre les anciennes communautés d'immigrés – comme celle les Latinos – et les nouveaux venus, en particulier les Somaliens et les Soudanais, autres réfugiés dont le nombre ne cesse d'augmenter depuis quelques années ; enfin, entre les Somaliens majoritairement musulmans, et les Soudanais, pour la plupart chrétiens.

Interrogés à maintes reprises par les journalistes, Blancs, latinos et autres habitants de la ville semblent souvent perplexes, sinon carrément méfiants, vis-à-vis des Somaliens, dont très peu parlent anglais. Mme Hornady, le maire de Grand Island, laisse entendre, en s'excusant presque, qu'elle a du mal à s'habituer à leur présence. Les femmes en particulier, dont beaucoup portent le voile islamique, offrent un spectacle "saisissant". "Je suis désolée mais, après le 11 septembre 2001, cela met certains d'entre nous mal à l'aise, avoue-t-elle. Je sais que c'est mal et que ce sont des préjugés. Je vais essayer de toutes mes forces de vaincre ces sentiments." "Ce doit être le cas pour de nombreux Américains, non ?" ajoute-t-elle.

Les Somaliens, eux, se désolent et s'estiment quelque peu indésirables. "Les gens nous regardent souvent avec un drôle d'air, ils nous jugent", déplore Abdisamad Jama, un Somalien de 22 ans qui est arrivé à Grand Island il y a deux ans pour travailler comme interprète à l'usine avant de se mettre à son compte. "Ou alors ils nous lancent parfois : ‘Rentrez chez vous !'".

Kirk Semple



30/10/2008
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