Au Darfour, les enfants sont dressés pour tuer
Des milliers d'enfants combattraient aux côtés des rebelles dans un conflit qui n'en finit pas. Un journaliste béninois a effectué un reportage édifiant dans plusieurs camps d'entraînement.
Des heures de route sous la chaleur. Une éternité de pistes chaotiques pour arriver enfin au Darfour, province insoumise et meurtrie de l'ouest du Soudan. Surtout dans ce camp de la fraction Abdel Wahid Al-Nour, où nous sommes censés faire un reportage sur les motivations réelles des guérilleros, pas sur les enfants soldats. Nos téléphones portables et appareils photos ont été confisqués. On nous les rendra à la fin du reportage. Depuis 2003, avec l'enlisement du conflit, ce groupe de rebelles a plus que doublé son effectif, passant de 165 000 à 350 000 hommes. L'objectif officiel est d'atteindre les 500 000 combattants afin de mater les janjawids, ces "diables cavaliers" que Khartoum arme, entraîne et finance, et surtout tenir face aux attaques incessantes de l'armée soudanaise. Pour y parvenir, il faut enrôler des enfants, quel que soit leur âge. Recrutés de force, battus, drogués, dressés à torturer, à mutiler et à tuer, ces enfants sont enrôlés dans un conflit qui, depuis plus de deux décennies, a fait des millions de morts.
Selon la représentation de l'UNICEF au Soudan, entre 7 000 et 10 000 enfants combattraient aujourd'hui au sein de la seule fraction Al-Nour. "Ce sont nos courageuses jeunes pousses, s'enthousiasme le commandant. Ils ne connaissent pas la peur et, s'ils sont pris dans une bataille, ils tirent jusqu'à la dernière balle." Personnage cruel que cet Ishmael Awab. La veille, en état d'ivresse, il a tiré sur l'un des trois enfants endormis parce qu'ils n'obtempéraient pas immédiatement à l'ordre de se lever. Ces enfants étaient épuisés : ils avaient creusé des tranchées pendant toute la nuit.
Mais comment se retrouvent-ils dans cet enfer ? Hassan avait 11 ans. L'âge où l'on entre au collège. Il vivait au sein d'une grande famille : un père malade, une mère fragile qu'il aimait. Un soir, les "diables cavaliers" sont entrés dans le village. Le père malade se traînait : "Tu es vieux, tu dois mourir", a dit l'un d'entre eux. Le gamin l'a vu s'écrouler, exécuté d'une rafale. Sa mère s'est jetée en hurlant sur le corps de son mari. "Pourquoi ?" En guise de réponse, ils l'ont abattue elle aussi. Pour survivre, Hassan a pris la fuite. Il s'est caché dans les villages incendiés, s'est trouvé des compagnons d'infortune, les a perdus. Il a marché des jours entiers, marché encore, et puis couru aussi. Les motifs ne manquaient pas. Course contre la faim, la fatigue, la peur, les mitraillettes des rebelles, les bombardiers de l'armée soudanaise. C'est finalement dans ce camp qu'il a échoué. On l'a équipé d'un kalachnikov. "Ce camp est devenu ma famille ; mon fusil, mon pourvoyeur et protecteur ; ma règle, tuer ou être tué." Depuis quatre ans, la mort est son métier. Et aussi celui de Boubacar, un gosse de 13 ans, surnommé le Tueur parce qu'il sait égorger ou traîner les ennemis janjawids sur les cailloux jusqu'à ce qu'ils soient déchiquetés. Boubacar non plus n'a rien vu venir. C'était la nuit, il dormait. Les bruits de la cavalcade et les tirs l'ont réveillé. Puis les cris. Ceux de ses frères et sœurs, jetés dehors. Ceux de ses parents, hurlant de terreur. Puis les rafales. Toute sa famille a été massacrée. Boubacar n'avait que 9 ans. Trois jours de marche dans la savane, à se cacher, à se nourrir de fruits sauvages. Il n'avait qu'un but : trouver les guérilleros, apprendre à se battre, à "se venger des janjawids et des soldats soudanais", confie-t-il.
Dans ce camp dirigé par le cruel commandant Awab, la plupart des enfants ont tué. Même Njaima, 11 ans, surnommé le Coupeur parce que mutiler est devenu son activité quotidienne. Combien de personnes a-t-il mutilé jusqu'à la mort ? Njaima compte sur ses doigts, fronce les sourcils, vérifie son résultat et confirme : "Au moins dix ennemis. Eux, c'est sûr. Après, je ne sais plus…" Un jour, à l'entrée de Marla, à deux heures de sable et de rocaille au sud-ouest de Nyala, capitale du Sud-Darfour, la bande du commandant Awab a attrapé un soldat soudanais. Hassan a fait appeler le Coupeur pour qu'il lui tranche les doigts des deux mains. "Pas facile. On a utilisé une tenaille." Njaima mime l'opération : "Comme ça…"
Visite d'un autre camp de la fraction Al-Nour. Ceinturé de barbelés et de nids de mitrailleuses, ce camp est camouflé entre les arbres et les rochers volcaniques du djebel Marra. Dans des baraquements de branchages, un groupe d'enfants cuisine et fait la lessive. D'autres portent des caisses de munitions et des armes trop lourdes, surtout la mitrailleuse qui écrase l'épaule ou tire trop fort au bout du bras. Chaque jour, on les entraîne au fusil de chasse, au fusil d'assaut et à la mitrailleuse. "Je sais démonter un kalachnikov les yeux fermés", se vante Amzat, 9 ans. On doute. Mais il mime l'opération avec des gestes sûrs, sans erreur. Comment aurait-il pu en être autrement ? Chaque après-midi, Amzat et ses copains reçoivent un cours de démontage de l'AK-58, la version chinoise du kalachnikov, et on les entraîne au tir. "Nous, on vise des cibles, raconte le gamin. Les adultes, eux, s'entraînent à tirer sur nous, à 40 mètres, avec des balles en plastique." Originaire d'Aweil, le petit Amzat est enrôlé depuis deux ans. "Mes parents ont été tués, confie-t-il, alors on m'a amené ici." Pour se nourrir, les enfants entretiennent un potager. Une source coule à deux pas. Une fois par semaine, un service logistique leur livre riz, viande, cigarettes et piles. Pour l'actualité, une radio permet au groupe de rester connecté au monde extérieur, grâce notamment à la BBC. Régulièrement, les enfants soldats débattent de thèmes politiques et sociaux selon un ordre du jour fixé à l'avance. "C'est une façon de continuer à nous instruire", observe Samir, 14 ans, venu de Wau. Un jour, on lui a demandé d'égorger deux janjawids agenouillés, tête basse, pieds et mains attachés. "Je les ai décapités à coups de machette, comme ils l'avaient fait à toute ma famille." Son rêve est de renverser le régime de Khartoum. Le maquis, lieu finalement le plus sûr pour des enfants dans un pays détruit ? "Ici, ils peuvent manger et être protégés. Ils peuvent trouver un substitut à leur besoin d'affection et d'autorité paternelle", assure avec une pointe d'ironie Ahmed Moussa, le commandant du camp.
Une ascension éreintante d'une demi-heure sur une pente abrupte et voici un autre camp où nous passons la nuit. Au pied de rochers dont les formes imposantes se devinent derrière la tente principale, des enfants soldats regardent, fascinés, l'écran d'une télévision – qu'on ne s'attendait pas à trouver ici. Les visages des gamins se dessinent dans la lumière changeante des images qui défilent, fréquemment interrompues par les hoquets d'une réception hasardeuse. Cinq heures du matin. Un groupe d'enfants est déjà rassemblé devant le commandant du camp. Parmi eux, quelques-uns doivent aller chercher du bois. De quoi ravitailler chaque jour le poêle dédié au thé traditionnel. Petit déjeuner. Le commandant nous rejoint – un jeune homme de 25 ans environ, au visage dur et fermé, traînant la jambe en marchant. "J'ai été blessé par une balle, il y a dix ans, dans un accrochage avec l'armée." Né à Gogrial, Rahmane Malong a rejoint la fraction Al-Nour à l'âge de 13 ans. "Nous frôlons la mort chaque jour, dit-il. Mais si nous ne luttons pas pour le peuple soudanais, qui le fera ?"
A quand l'espoir de voir rompre définitivement la politique d'enrôlement des enfants dans les maquis du Darfour ? En
Abdul Moussa
Le Progrès