Assassinat de Thomas Sankara : Les circonstances et les acteurs

Que sait-il passé le 15 octobre 1987 aux environs de 16h dans l'enceinte du siège du Conseil de l'Entente ? Vingt et deux ans après les événements, il est encore difficile de se faire une opinion définitive sur les circonstances exactes du drame qui a emporté le président Sankara et douze de ses compagnons. Ce qui est certain, c'est que la thèse de l'accident et du complot de 20h ne fait plus foi devant les multiples témoignages enregistrés depuis lors.

Au lendemain de la mort du président Sankara et de ses douze compagnons, le nouveau pouvoir dirigé par Blaise Compaoré avait accrédité dans l'opinion nationale et internationale la thèse de l'accident pour se dédouaner. Les médias nationaux et les émissaires du régime à l'étranger ont rivalisé d'ardeur pour expliquer à leurs publics respectifs que Blaise Compaoré n'y est pour rien dans la mort de son "ami et frère d'arme". C'est juste un incident qui aurait mal tourné entre Sankara et les soldats venus pour l'arrêter avant qu'il ne commette "l'irréparable", à savoir l'arrestation et la liquidation de Blaise, Lingani et Zongo au cours de la réunion de 20h de l'OMR (organisation militaire révolutionnaire). Les partisans de Blaise se sont longtemps accrochés à ces deux éléments et jusqu'aujourd'hui, on en trouve qui feignent d'y croire encore.

Mort par "accident"

Sur le déroulement de l'opération, voici ce que les deux principaux acteurs du drame ont raconté quelques jours après le 15 Octobre. Contrairement à ce qui l'on croit, le premier à parler des circonstances du drame, ce n'est pas Gilbert Diendéré, à l'époque lieutenant et surtout l'adjoint du capitaine Blaise Compaoré au Centre national d'entrainement commando (CNEC) de Pô. Celui qui donna publiquement la version officielle, c'est Blaise Compaoré lui-même dans le journal Jeune Afrique du 4 novembre 1987 : "Les soldats qui partaient pour l'arrêter ont été obligés de faire usage de leurs armes lorsque Thomas et sa garde personnelle ont ouvert le feu sur eux... Les soldats ont pris eux-mêmes cette initiative quand ils ont été contactés pour participer à notre arrestation et à notre élimination."
Plus tard dans le livre de Ludo Martens "Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè", il décrit comment il a passé l'après midi du 15 Octobre : "L'après-midi du 15 octobre, j'étais chez moi au salon avec Salif Diallo, lorsque vers 16h je croyais entendre le bruit de détonations. Je suis sorti et j'ai demandé aux gardes s'ils avaient entendu des coups de feu. Ils ont dit non et je suis rentré. Mais ensuite j'entendais clairement les tirs, je pensais qu'ils venaient du côté de la présidence et qu'ils s'approchaient. J'ai pris mon arme et Salif Diallo et moi, nous nous sommes planqués contre le mur de l'autre côté du goudron. Les gardes nous ont fait rentrer. Vers 16h30, Mariam Sankara m'a téléphoné pour savoir ce qui se passait. J'ai dit que j'allais vérifier et que je la rappellerais. Ensuite, Lengani a appelé et nous avons décidé d'aller voir ensemble. Il est arrivé chez moi et il a téléphoné aux différentes unités pour les mettre en alerte. A 17h enfin, j'ai eu le standard de Conseil. Je l'entendais mal. Il m'a dit qu'il se cachait sous le bureau et que Sankara et d'autres camarades étaient morts. Lengani et moi, nous nous sommes rendus au Conseil et nous avons vu les cadavres. J'étais vraiment très dégouté. Un soldat m'a dit : il voulait vous tuer à vingt heures, alors nous avons décidé de l'arrêter." Dans le même livre, Gilbert Diendéré se veut plus précis que son patron : "Nous savions que Sankara avait une réunion au Conseil à seize heures et nous avons décidé d'aller l'arrêter là-bas… Peu après seize heures, la Peugeot 205 de Sankara et une voiture de sa garde sont arrivées devant la porte du pavillon ; une deuxième voiture de la garde est allée stationner un peu plus loin. Nous avons encerclé les voitures. Sankara était en tenue de sport. Il tenait comme toujours son arme, un pistolet automatique, à la main. Il a immédiatement tiré et tué un des nôtres. A ce moment, tous les hommes se sont déchaînés, tout le monde a fait feu et la situation a échappé à tout contrôle. Des personnes qui l'attendaient à l'intérieur du bâtiment sont venues à sa rencontre ; d'autres sont sorties quand elles ont entendu des coups de feu. Parmi ceux qui sont tombés, il y avait Patrice Zagré, un homme avec qui nous avons beaucoup travaillé et dont tout le monde a regretté la mort. Les gardes de corps de Sankara dans la deuxième voiture n'avaient pas réagi ; ils ont simplement été désarmés."

Cette version des faits a donc permis d'accréditer la thèse de l'accident. L'intention n'était pas de tuer, mais d'arrêter Sankara. S'il y a eu la tuerie, c'est par la faute de Sankara qui a ouvert le premier le feu. Les soldats qui étaient venus pour l'arrêter ont riposté par légitime défense. Dans cette construction des faits par Blaise et son adjoint, on peut remarquer une petite divergence. Le premier affirme que "Thomas et sa garde personnelle ont ouvert le feu" sur leurs soldats tandis que le second soutient que les gardes de corps de Sankara n'ont pas réagi, qu'ils ont même été désarmés, donc sortis vivant de la fusillade. Tous les deux soutiennent aussi que Sankara a tiré sur leurs hommes. Blaise ne dit pas le nombre de victimes qu'ils ont subi, mais Diendéré dira qu'ils ont enregistré une victime sans préciser son identité. C'est par après que dans les écrits des partisans du régime, on rectifiera le tir de Sankara non pas sur "un des nôtres", à savoir les soldats venus pour l'arrêter, mais sur un gendarme venu déposer du courrier. Dans la version officielle, il y a donc deux éléments fondamentaux qui se dégagent : Sankara serait l'instigateur de la fusillade et il aurait par ce fait tué un innocent. Tout le reste découle de son acte. Il serait donc responsable de sa mort et de celle des douze autres. Dans le livre de Ludo Martens qui fait la part belle à cette version, on n'a nulle part donné la parole à Lingani ou à Henri Zongo pour confirmer ou infirmer cette narration. Ils ne sont jamais cités directement, mais toujours par d'autres personnes. Peut-être qu'ils ont refusé de témoigner, ignorant tout du déroulement du coup.

Un traquenard minitieusement préparé
D'autres témoignages battent en brèche la version d'un "malheureux accident". Le correspondant de RFI à Abidjan, Stephen Smits, a été le premier journaliste à relater les faits après quelques recoupements qui contredisent la version donnée par Blaise et ses partisans. Pour lui, Sankara est tombé dans un traquenard minitieusement préparé où on ne lui a laissé aucune chance de sortie. Il conclut son enquête en affirmant que Sankara a été froidement abattu par les hommes de Blaise. Au lendemain de la diffusion de son reportage, il a été sommé de quitter le territoire burkinabè. D'autres enquêtes viendront corroborer celle du journaliste français. Dans la presse écrite, les premières versions de l'assassinat de Sankara ont été rapportées essentiellement par Sennen Andriamirado d'abord dans des articles dans Jeune Afrique de novembre 1987 puis dans son ouvrage publié un peu plus tard sous le titre "Il s'appelait Sankara". Des hommes en arme sont arrivés sur les lieux. Sankara venait de commencer une réunion avec ses collaborateurs qui devaient constituer une espèce de super secrétariat d'un nouveau Conseil National de la Révolution. Des soldats sont entrés et ont tiré sur les présents. Les sources de Sennen Andriamirando proviennent essentiellement d'Harouna Traoré, présenté comme le seul rescapé parmi les collaborateurs de Sankara qui assistaient à la réunion. Mais c'est Valère Somé, s'appuyant sur les versions antérieures en les enrichissant par d'autres sources, qui sera plus explicite sur le déroulement des faits. Dans son livre, "Sankara, l'espoir assassiné", on peut lire ceci : "Il était environ 16h 15 mn lorsque la Peugeot 205 noire présidentielle se gara devant le pavillon " Haute-Volta" du Conseil de l'Entente, suivie d'une voiture blanche de marque japonaise dont les occupants étaient quelques gardes du corps du Président. Le Président descendit de sa voiture et entra dans le pavillon où l'attendait tout le personnel nouvellement choisi pour faire partie du Secrétariat de la présidence du CNR qui se réunissait une fois par semaine. A peine la réunion venait-elle de commencer, qu'une autre voiture, une Peugeot 504, pénétra dans l'enceinte du Conseil de l'Entente et se dirigea tout droit vers la voiture présidentielle. Le Caporal Maïga (l'un des gardes du corps de Blaise Compaoré) en descendit pour braquer le Sergent Der Somda, chauffeur du PF. Au même moment, une Galante bleue, conduite par le Sergent Yacinthe Kafando (l'aide de Camp de Blaise Compaoré), pénétra en trombe dans l'enceinte, et fonça droit sur le pavillon "Haute Volta". Le gendarme Soré et le soldat de 1ère classe, Ouédraogo Noufou, avant qu'ils ne réalisent ce qui leur arrivait, furent écrasés contre le mur du pavillon. Au même moment, le Caporal Maïga abattait à bout portant le Sergent Der Somda. Dans la foulée, les assaillants descendus des deux voitures déclenchaient un feu nourri sur tous ceux qui se tenaient debout aux alentours du pavillon où le Président du CNR était en réunion avec son secrétariat. A l'intérieur, les premiers instants de surprise passés, tout le monde se précipita derrière les fauteuils pour y trouver refuge. Se ravisant, le Président Thomas Sankara se leva, poussa un soupir et s'apprêta à se rendre en s'adressant à ses collaborateurs:
- Ne vous en faites pas, c'est à moi qu'ils en veulent.
Les mains en l'air, tenant son revolver de parade, il franchit le seuil de la porte et s'engagea dans le couloir à la rencontre des assaillants.
Le Sergent Yacinthe Kafando et le Caporal Nadié se trouvèrent face à face avec le Président du Faso, le braquant avec leur Kalachnikov. Une première décharge lâchée par le Caporal Nadié atteint le Président Thomas Sankara à l'épaule. Malgré la blessure, il réussit à se replier dans le couloir. Il essaye d'ouvrir la porte du premier bureau, mais ses occupants se sont enfermés à clef au bruit des tirs.
Nul ne saura ce qui s'est passé dans la tête du Président du Faso
pour qu'il revienne sur ses pas et reçoive la mort des mains de ses assassins. Une seconde balle l'atteint au front. Il chancelle, se retrouve sur les genoux: pendant quelques secondes, puis s'écroule sans avoir pu, ni dire un mot à ses tueurs, ni faire un geste quelconque qui prouve qu'il avait, l'intention de se défendre.
De tous ceux qui étaient avec le Président Thomas Sankara ce jour-là, un seul a miraculeusement échappé à la boucherie: Alouna Traoré.
Et il soutient que le Capitaine Gilbert Diendéré n'était pas au nombre des assaillants. Celui-ci ne fera son apparition que beaucoup plus tard.
Un autre témoignage concordant affirme que c'est le Capitaine Diendéré qui est intervenu pour arrêter le massacre gratuit. Après avoir constaté la mort du Président Thomas Sankara, il se serait réfugié dans la pièce du Conseil de l'Entente pour s'effondrer en pleurs. C'est par la suite qu'il se serait ressaisi afin de s'investir pour limiter les dégâts. C'est dire qu'il persiste des zones d'ombres sur les circonstances de l'assassinat du Président Thomas Sankara."

Les preuves se font attendre

Sur le complot de 20h, en novembre 1987, répondant à la question de Jeune Afrique sur les preuves qu'il avait que Sankara cherchait à se débarrasser de lui, Blaise répondait en ces termes : "Nous sommes en train de rassembler certains éléments de preuves". Deux décennies après, le pouvoir peine toujours à donner le moindre indice de début de preuve. Pourtant, ses partisans continuent à répéter que "c'était Sankara ou lui" comme dans un film western. C'était donc à qui tirait le premier et Blaise fut le plus rapide. A supposer que cette version soit crédible, elle viendrait tout simplement faciliter la tâche à la justice qui n'a plus d'effort à faire quant à l'identité des assassins. Les récents témoignages des Libériens facilitent davantage la tâche aux juges. Tous disent avoir reçu leur feu vert de Blaise Compaoré pour "se débarrasser de Thomas Sankara", condition à satisfaire pour l'aboutissement de leur projet de formation en Libye. IB



28/11/2009
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