Sea, sex, sun... et scalpel
Le
phénomène est récent, mais il séduit de plus en plus. Des milliers de citoyens
étasuniens, canadiens et de divers pays européens montent chaque année dans un
avion ou traversent un océan ou un continent afin de profiter d’une offre de
vacances quelque peu singulière. Outre le repos sur le lieu de séjour, ils en
profitent pour se faire opérer du cœur, corriger leur esthétique corporelle,
soigner leurs dents, subir une transplantation rénale, traiter leur stérilité
ou même changer de sexe.
Les destinations sont connues, diverses et sont dispersées sous différentes
latitudes, comme le prouvent les pages de publicité sur Internet pour des
cliniques situées en Inde, en Afrique du Sud, en Tunisie, en Malaisie, en
Pologne ou au Brésil. Il n’y a aucun chiffre fiable sur ces déplacements
annuels, essentiellement du fait qu’il s’agit d’actes individuels, mais
également parce que les agences de voyages occidentales éprouvent une certaine
gêne – sans compter les contraintes légales – à assumer qu’elles organisent
des voyages touristiques à but médical.
Quoi qu’il en soit, l’Organisation mondiale du tourisme admet que 100 000 à 150
000 étrangers vont chaque année en Inde se faire soigner. La Tunisie commence à
être présentée comme un pays où le tourisme médical fait partie des produits
émergents. L’hôpital thaïlandais Bumrungrad International s’est lui associé à
Diethelm Travel, l’une des principales agences de voyages du monde, dont le
siège est à Zurich, afin de créer des offres spécifiques de tourisme associé à
la chirurgie. Selon divers rapports, la Thaïlande recevrait plus de 600 000
touristes par an intéressés par les cliniques locales. La Sphera, un des principaux
leaders du secteur de la santé au Brésil, réunit pour sa part plusieurs
partenaires internationaux et présente une page web très sophistiquée afin de
faire connaître ses services. Elle garantit une “technologie de pointe à des
prix raisonnables, avec des médecins hautement qualifiés”.
L’acte médical devient un geste purement commercial
Manuel Sobrinho Simões, directeur de l’Institut de pathologie et d’immunologie
moléculaire de l’université de Porto, avoue être séduit par “la sensation
que tout peut être globalisé” et voit dans ce tourisme médical une
métaphore des temps actuels, étant donné que “quelqu’un peut décider d’aller
bronzer en Thaïlande, visiter les temples bouddhistes et enchaîner par une
transplantation rénale”. Le problème surgit si cela tourne mal.
De manière générale, le malade-touriste sort rapidement de la clinique où il a
subi l’intervention chirurgicale. Néanmoins, des problèmes de récupération ou
des effets secondaires inattendus peuvent apparaître. Sobrinho Simões se
demande s’il est normal de voir ces malades se tourner alors vers le système de
santé de leur pays d’origine. Il aimerait savoir en outre de quelle façon on
responsabilise le praticien qui a opéré et comment on évalue la bonne ou la
mauvaise exécution d’un acte médical.
Eduardo Barroso, chirurgien de l’hôpital Curry Cabral [à Lisbonne] et l’un des
grands spécialistes de la transplantation hépatique, souligne que “la
personne qui pense qu’elle peut acheter un rein en Inde parce qu’elle a de
l’argent lui répugne”. Une idée partagée par Miguel Leão, président de
l’assemblée régionale du Nord de l’ordre des médecins [au Portugal], qui
rappelle que “le corps humain n’est pas un bien patrimonial susceptible
d’être vendu ou acheté”. D’où les questions éthiques soulevées par les
publicités des cliniques qui offrent soleil, plage et opération.
Pour Miguel Leão, “ces publicités font tomber les actes médicaux dans un
domaine purement commercial, ce que la profession ne peut accepter”. Après
avoir attiré l’attention sur le fait que les trafics d’organes révèlent “la
fragilité des économies locales”, le Pr Barroso se demande cependant si
nous sommes bien placés pour “donner des leçons de morale à quelqu’un qui
vend un organe pour éduquer un fils ou avoir de l’argent pour toute sa vie”.
Il se souvient que, dix ans auparavant, dans un congrès aux Etats-Unis, “un
chirurgien indien demandait ce que nous avions à voir avec ça”.
On trouve sur Internet une brochure de 37 pages intitulée “Incredible India,
the global healthcare destination”, qui communique une longue liste d’hôpitaux
indiens et leurs spécialités respectives. Nombre d’entre eux sont cautionnés
par des institutions étasuniennes ou possèdent des accords de coopération avec
des hôpitaux de ce pays. Sobrinho Simões rappelle que les rapports
anatomopathologiques destinés au Memorial Cancer Center de New York sont dictés
et transmis en Inde. Des pays comme la Thaïlande, le Pakistan, l’Inde ou
d’autres disposent de praticiens formés en Europe et aux Etats-Unis, ce qui
agit comme un facteur déterminant pour le renforcement de leur réputation. Il y
a pourtant un aspect qui inquiète Sobrinho Simões.
“Nous
pourrions être en train de créer une société très utilitaire. Mais ces endroits
ne forment pas, il n’y a pas d’écoles. Le jour où cela changera, les coûts
directs et indirects augmenteront brutalement.” Cette délocalisation de
la santé peut même être dangereuse car “ces cliniques ne seront compétitives
à terme que si elles introduisent des innovations technologiques”. A cet
effet, elles devront importer de très bons chirurgiens d’Europe ou des Etats-Unis.
Le problème, poursuit-il, “c’est que si les hôpitaux européens et
américains, en termes de chirurgie de pointe, se vident parce que leurs
spécialistes partent en Orient, on ne voit pas comment nos hôpitaux pourront
s’en sortir”.
Bientôt, au brésil, un hôtel avec clinique dentaire intégrée
Indifférents à cela, toujours plus d’Européens se tournent vers un autre
continent afin d’accèder à des soins meilleur marché. Sofia, une Lisboète de 35
ans, secrétaire de direction d’une grande entreprise portugaise, a décidé en
mars dernier de profiter de l’offre d’une clinique tunisienne pour subir une
intervention au niveau des yeux. Elle souffrait d’une maladie héréditaire qui
tendait à s’aggraver avec l’âge, ce qui lui donnait l’air d’être toujours
fatiguée. En feuilletant une revue, elle a découvert l’existence de la Cosmetica
Travel, une agence de voyages spécialisée dans le tourisme médical en Tunisie.
Une recherche sur Internet l’a amenée jusqu’à un contact à Coimbra [ville
universitaire du centre du Portugal], où on lui a assuré que “l’entreprise
se chargeait de tout organiser avec les chirurgiens en Tunisie, s’occupait de
l’hébergement et de l’accompagnement postopératoire”.
Dix jours après avoir envoyé quelques données personnelles et des photos de la
zone de son corps concernée, elle recevait un devis précis. Avant tout, elle a
trouvé réconfortant de pouvoir exposer ses doutes et ses craintes en portugais,
tout comme le fait d’avoir été reçue en Tunisie par une compatriote qui l’a
accompagnée lors des premières consultations et de l’opération. Sofia ne cache
pas qu’elle y est allée avec une certaine crainte pas “car c’est une zone
du corps très vulnérable”. Après un premier paiement au Portugal, destiné
à couvrir les frais de voyage et d’hébergement, l’intervention n’a été payée
qu’une fois en clinique. Quand elle est partie, la secrétaire portugaise était
accompagnée de deux compatriotes qui allaient se faire poser des implants
mammaires, ce qui implique une phase postopératoire plus difficile et
douloureuse. Il s’agit généralement de la partie la plus controversée de ces
offres, du fait des risques liés aux soins postérieurs à l’intervention. Sofia
est restée un jour en clinique, puis elle est retournée à l’hôtel. Pendant
trois jours, elle a reçu la visite d’un infirmier qui lui faisait une piqûre et
vérifiait que tout allait bien. Le prix a été la principale raison du choix de
Sofia.
Cristina Alves, qui s’est soumise à une liposuccion et à une rhinoplastie, a
d’abord été méfiante face au prix proposé en Tunisie, moitié moins que celui
pratiqué au Portugal. Après avoir demandé le curriculum du chirurgien, elle
décida de partir, et maintenant elle affirme que les gens sont médusés en
voyant son nouveau nez.
La demande ne justifie pas encore des offres spécifiques de la part des agences
de voyages lusitaniennes, mais les adeptes portugais du tourisme médical sont
déjà nombreux. “Cuba a toujours été la destination privilégiée pour cela.
J’ai des clients sérieux qui y vont régulièrement pour soigner des maladies de
peau et certains types de cancers”, affirme José Manuel Antunes,
professionnel du secteur. “A Cuba, il y a des médecins fantastiques,
surtout pour les maladies dermatologiques, la chirurgie plastique, et même pour
les problèmes cérébraux.” J. M. Antunes donne aussi l’exemple d’un hôtel au
Brésil, l’Ocean Palace, à Natal [ville du Nordeste], qui construit une
clinique dentaire dans ses locaux. On peut parler d’expérience à succès pour
les programmes de quinze jours de l’agence Panda Tours (environ 1 300 euros)
aux thermes de Kangal, en Turquie, afin de soigner le psoriasis. Comme le dit
la page du site, “les malades qui prennent un bain pour la première fois
dans ces eaux thermales sont effrayés en voyant la quantité de petits poissons
qui viennent à leur rencontre et commencent à leur nettoyer les blessures et
les zones malades”. Le traitement inclut une série de bains et l’ingestion
d’eau à jeun. Les professionnels du tourisme sont unanimes pour affirmer que
les destinations incluant des spas [bains bouillonnants à remous] sont de plus
en plus demandées. J. M. Antunes fait remarquer que cette tendance n’est pas
d’aujourd’hui :“Quand j’ai commencé à travailler dans le tourisme, il y a
plus de vingt ans, je me souviens qu’il existait déjà des charters de Lisbonne
à Londres composés uniquement de malades.”
Valdemar Cruz
L'Espresso