Les médias chinois se laissent corrompre
Déjà censurée par le
pouvoir, la presse subit désormais les pressions des entreprises. La récente
affaire du lait frelaté en est l’illustration.
A
quoi servent les médias ? Comme l’a si bien dit récemment Qiu He, secrétaire du
comité du Parti à Kunming, dans le sud-ouest de la Chine, les médias sont les
médecins chargés de garder la société en bonne santé. Ils ont pour principal
devoir d’aider la société à découvrir ses problèmes et à les résoudre. Mais,
pour accomplir cette mission, il y a une condition préalable. Il faut qu’ils
soient eux-mêmes alertes. Malheureusement, l’état de santé des médias n’est pas
au plus haut.
Inutile de chercher bien loin, l’histoire de l’entreprise laitière Sanlu, qui a
déjà réussi à passer entre les gouttes [de la dénonciation par la presse], est
révélatrice des pathologies qui touchent les médias. En effet, Sanlu avait déjà
été prise la main dans le sac [elle est la première entreprise, mais pas la
seule, à avoir été mise en cause en septembre dans l’intoxication à la mélamine
de plus de 50 000 nourrissons, dont quatre sont morts]. Il y a quatre ans, la
société avait trempé dans l’affaire des “bébés à grosse tête” [en 2004, des
dizaines de bébés nourris d’un lait frelaté avaient souffert de malnutrition,
ce qui les faisait paraître avoir une grosse tête, et au moins cinquante
d’entre eux en étaient morts]. A l’époque, la presse avait révélé les noms de
45 laits maternisés posant problème et les produits de Sanlu figuraient sur la
liste. Mais il n’avait fallu que dix-sept jours à Sanlu pour retomber sur ses
pattes, en réussissant à faire retirer son nom de la liste publiée par les
journaux. Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui s’est passé en coulisses
pour en arriver là. Pour les journalistes, ce fut une défaite décourageante.
Non seulement les médias n’ont pas pris le recul nécessaire vis-à-vis des
opérations de relations publiques très discutables mises en œuvre en temps de
crise, mais ils ont joué le jeu, aidant ainsi largement Sanlu à sortir de ce
mauvais pas.
Force est de reconnaître que les consommateurs sont en position de faiblesse
absolue quand il s’agit d’affronter des entreprises malhonnêtes. En l’absence
d’un Etat de droit clairement défini, il n’existe pour ainsi dire aucune
limitation efficace à l’action de ces entreprises, qui disposent de ce fait
d’une liberté quasi absolue. Non seulement elles peuvent falsifier la vérité
comme bon leur semble, mais elles peuvent aussi mobiliser toutes les influences
nécessaires pour parvenir à franchir les différentes lignes de défense
instaurées par la société. Et, parmi ces sources d’influence mobilisables, les
ressources médiatiques constituent une importante armée de réserve. C’est
pourquoi, à peine le scandale de la mélamine était dévoilé qu’émergeait la
rumeur selon laquelle la somme colossale de 3 millions de yuans [300 000 euros]
avait été mise sur la table pour limiter l’usage d’un moteur de recherche
[selon des messages placés sur des forums, le moteur le plus populaire de
Chine, Baidu, aurait accepté dès le 11 août, soit un mois avant que le scandale
n’éclate, de neutraliser le terme “lait en poudre”].
Comment Sanlu fait marcher la “sourdine à scandales”
Si la manière employée par Sanlu il y a trois ans pour apaiser ses vassaux
reste encore aujourd’hui un mystère, dans le cas présent, la rumeur a permis de
faire émerger une industrie encore méconnue : l’industrie des relations
publiques en temps de crise – une “sourdine à scandales”, pourrait-on dire –,
grâce à laquelle les choses peuvent s’arranger pour celui qui a déclenché une
catastrophe, à condition qu’il soit prêt à payer. En dépit des dénégations
catégoriques des responsables du moteur de recherche en question, ce genre
d’accord est monnaie courante. C’en est même devenu un secret de Polichinelle.
Cette industrie des relations publiques en temps de crise est un poison pour la
conscience sociale. Elle fait des crises publiques des occasions de réussir de
bonnes affaires et de réaliser des profits exorbitants sur le malheur d’autrui.
Qualifier cette industrie de “dépravée” ne me paraît pas exagéré ! Le parcours
suivi par Sanlu pour surmonter tous les revers met en évidence l’évolution
pathologique propre aux médias. Le groupe Sanlu n’a rien d’extraordinaire. Il
n’est pas doté d’une force surnaturelle. Si le système immunitaire de la
société avait été capable de remplir normalement sa fonction, cette entreprise
insignifiante n’aurait jamais pu causer tant de ravages. C’est seulement parce
que les défauts de la société, et en particulier ceux des médias, ont amplifié
la force de Sanlu qu’elle a pu se comporter comme dans une zone de non-droit.
Une société saine implique des médias en bonne santé. Mais si les médias ne
sont pas des médias responsables, donnant la priorité à leurs obligations
vis-à-vis de la santé et de la vie du peuple, alors l’espoir de les voir
étouffer le mal dans l’œuf est aussi illusoire que de “grimper à un arbre pour
attraper du poisson”. Il faut de toute urgence permettre aux médias de
retrouver un fonctionnement normal. Ils doivent se libérer des restrictions
posées par les règles tacites [l’autocensure dans la presse chinoise est le
premier auxiliaire de la censure], oser rendre compte de tout devant la
population, permettre au public de comprendre la vraie face des choses et de
percevoir les menaces potentielles. Dans ce cas-là, on pourra parler de médias
éclairants, de médias propres ou de médias professionnels. Grâce à eux, nous
pourrons reconstruire le système immunitaire de la société. Sinon, les
entreprises malhonnêtes resteront un fléau sans remède, dont nous ne
parviendrons pas à nous protéger – non plus que nos enfants.
Nanfang Zhoumo