L'establishment noir ne roule pas pour Obama
Pour la première fois, un candidat métis a de sérieuses chances de pouvoir
accéder à la Maison-Blanche, mais la plupart des personnalités politiques
noires semblent pencher en faveur de Hillary Clinton. L'analyse de l'historien
africain-américain William Jelani Cobb.
Il fut un temps, il n'y a pas si
longtemps, ou l'expression "président noir" était synonyme de
"président des Noirs." C'est ce poste que Jesse Jackson, résigné au
fait que la Maison-Blanche était hors de portée, s'était attribué dans les
années 1970. En 2003, un film de Chris Rock intitulé Président par accident narrait
l'accession d'un homme noir à la présidence, mais il s'agissait d'une comédie.
Enfin, en guise d'ultime concession, certains Africains-Américains ont même
tenté d'accorder le titre de président noir à Bill Clinton, un Blanc.
Barack Obama a déjà changé de façon permanente la signification de l'expression
"président noir." Ce n'est plus un oxymoron ni une plaisanterie. Et
c'est peut-être cela, plus que tout le reste, qui explique les relations
torturées qu'il entretient avec les leaders noirs du mouvement pour les droits
civiques.
La chose la plus surprenante de la campagne 2008, ce n'est pas qu'un Noir soit
un candidat sérieux à la Maison-Blanche, mais la tiédeur qu'il suscite chez les
personnalités dont les sacrifices ont permis sa candidature. A l'exception notable
de Joseph Lowry, l'ancien président de la Southern Christian Leadership
Conference [organisation de défense des droits civiques cofondée par Martin
Luther King], qui a appelé à voter pour Obama en juin dernier, le sénateur de
l'Ilinois n'a pas reçu beaucoup de soutien de la part des principales
personnalités politiques noires.
Comme il est situé entre la génération du baby-boom et la génération hip-hop,
Obama a certes une dette envers la gérontocratie des droits civiques, mais il
ne leur doit rien. Son élection représenterait un grand bond en avant pour
l'Amérique noire, mais sonnerait aussi le glas du règne des dirigeants de la
lutte pour les droits civiques – ou du moins de l'illusion de leur
influence.
L'exemple le plus récent de l'aversion de la vieille garde à son égard, ce sont
les commentaires acerbes d'Andrew Young proclamant que Bill Clinton est
"tout aussi noir que Barack Obama" et que l'ancien président a
probablement couché avec plus de femmes noires au cours de sa vie que le
sénateur de l'Illinois.
Al Sharpton avait déjà prévenu Obama, au printemps dernier, de "ne pas
tenir le vote des Noirs pour acquis". Interrogé sur le point de savoir
pourquoi il ne soutenait pas Obama, il a répondu qu'il ne se laisserait pas
"flatter ni intimider par quelque candidat que ce soit".
Et Jesse Jackson s'y est mis aussi. Il a accusé Obama de ne pas avoir soutenu
assez fort les "Six de Jena" – six jeunes Noirs de Louisiane
accusés d'avoir battu un camarade de classe blanc. Et même après la victoire
d'Obama lors des caucus de l'Iowa, Jesse Jackson lui a conseillé d'étayer
"son message d'espoir avec plus de substance".
Pris ensemble, Jesse Jackson, Andrew Young et Al Sharpton représentent une
sorte de réseau d'anciens leaders des droits civiques qui a su faire fructifier
son militantisme passé en termes d'argent et d'emploi. Jesse Jackson, deux fois
candidat à la présidence, est devenu présentateur sur la chaîne télévisée
CNN ; Andrew Young, qui a longtemps été maire d'Atlanta, siège aujourd'hui
au conseil d'administration de plusieurs sociétés. Quant au révérend Al
Sharpton, candidat à l'investiture démocrate lors de l'élection présidentielle
de 2004, il a beau être plus jeune, il partage la même mentalité.
Ces trois hommes représentent probablement davantage aujourd'hui les intérêts
du Parti démocrate que ceux de la communauté noire. Andrew Young soutient
ouvertement Hillary Clinton, quant à Al Sharpton et à Jesse Jackson, ils ont
une attitude ambivalente : ils disent du bien d'Obama tout en critiquant
ses positions sur les questions noires.
Peut-être que les leaders du mouvement pour les droits civiques doutent de la
victoire d'Obama et qu'ils préfèrent garder leurs distances pour construire sur
un terrain plus ferme. Et ils ont certainement des bénéfices à attendre si
Hillary Clinton venait à l'emporter.
Mais, au fur et à mesure que les sondages montrent une augmentation du soutien
des électeurs noirs à Obama, Jackson, Sharpton et Young commencent à ressembler
aux membres d'une grande famille qui a perdu sa fortune mais doit continuer à
dépenser de l'argent pour sauver les apparences.
Si Obama réalise un bon score lors de la primaire démocrate de Caroline du Sud
du 26 janvier prochain – la première où voteront de nombreux
électeurs noirs –, il sera alors manifeste que le réseau des anciens du
mouvement pour les droits civiques est au bord de la banqueroute. William Jelani Cobb
The Washington Post