Fraude à la Société générale de France : Jérôme Kerviel, ce héros…

Le jeune courtier a bien failli couler la banque qui l’employait. Pourtant, les Français semblent indulgents à son égard, voire admiratifs, s’étonne The Observer.

C’est l’homme qui a failli faire sauter la banque… et qui est quasiment en train de devenir un héros pour des millions de ses compatriotes. Jérôme Kerviel, 31 ans, le courtier dont les transactions frauduleuses ont coûté à la Société générale 4,9 milliards d’euros la semaine dernière, a été interpellé le 27 janvier par la police financière et conduit dans un commissariat parisien pour échapper aux journalistes et aux photographes qui l’attendaient. La personnalité improbable de l’homme taciturne et “propre sur lui” qui est derrière le plus gros scandale de “courtage voyou” de tous les temps passionne la France. A Pont-l’Abbé, sa ville natale, Kerviel est devenu une sorte de héros – en particulier pour les dames du salon de coiffure dont sa mère était propriétaire.
“C’est le gendre idéal”, confie Martine Le Pohon, 62 ans, qui se souvient que Jérôme venait aider sa mère le samedi au salon de coiffure. “Et, s’il est vrai qu’il a bien soutiré 5 milliards d’euros au système, eh bien, pour moi, il est encore plus idéal.” Pour Maryvonne Even, 40 ans, Kerviel est le bouc émissaire idéal. “Il devait probablement un peu tripoter les chiffres, il s’est fait prendre et ses patrons ont décidé de lui faire porter le chapeau.” Le plus étonnant est que cette solidarité ne se limite pas à la Bretagne. En France, où la haute finance suscite une profonde mé­fiance, le “capitalisme international” une vive opposition, et le “modèle français” une véritable ferveur, surtout comparé au “libéralisme sauvage à l’anglo-saxonne”, l’opinion des dames de Pont-l’Abbé n’a rien d’extraordinaire. Elle est même largement partagée.

“Impossible ! c’est un garçon beaucoup trop ordinaire”

Isabelle Mercier, 44 ans, fait la queue devant une succursale parisienne de la Société générale. Pour elle, “les riches et les puissants” trouvent toujours quelqu’un à accabler. “Toute personne qui est une menace pour eux est éliminée d’une façon ou d’une autre”, s’emporte-t-elle. Mohammed Benali, commerçant au marché parisien d’Aligre, est bien de cet avis : “Il est temps que les patrons et les riches soient remis à leur place.” Certains vont plus loin. Le Parti communiste a comparé Jérôme Kerviel à Alfred Dreyfus, cet officier juif injustement accusé d’espionnage dont la condamnation a constitué l’une des plus grandes causes célèbres* de l’histoire du pays. Sur Internet, une avalanche de commentaires admiratifs a déferlé sur des forums et des chats. Pour Michel Sapin, ancien ministre de l’Economie et des Finances, aujourd’hui chargé des affaires économiques et fiscales au Parti socialiste, le scandale est “le symbole de l’argent fou”.
Les mobiles de Kerviel ne sont toujours pas éclaircis. Le PDG de la Société générale, Daniel Bouton, a qualifié pour sa part les mobiles de Kerviel d’incompréhensibles. Il apparaît que, à partir de janvier, le courtier a commencé à prendre délibérément des positions perdantes, peut-être dans l’espoir de rééquilibrer les comptes avant qu’on ne découvre ses profits non autorisés. Il n’avait cependant pas envisagé l’effondrement des marchés dans les premiers jours de 2008. Ses positions présentèrent alors une perte potentielle de l’ampleur d’une banqueroute.
A Pont-l’Abbé, les gens sont aussi choqués par les sommes en cause que par l’implication d’un enfant du pays. Au salon de coiffure, Nadine Kergna, 29 ans, n’est guère convaincue de la culpabilité de Kerviel. “J’ai des amis qui sont allés à l’école avec Jérôme. Ils n’arrivent pas à y croire. En gros parce qu’il était très, très ordinaire, et parce que ce genre de somme dépasse l’entendement.” Les enquêteurs s’efforcent, pour leur part, de comprendre où sont passées ces sommes qui “dépassent l’entendement”.
Pour un courtier, le timing est essentiel. Et Jérôme Kerviel a bien failli s’en tirer : ses transactions frauduleuses de l’année dernière lui avaient valu un bénéfice de 1 milliard d’euros. Quand la Société générale a découvert la fraude, le dimanche 20 janvier, les positions de Kerviel étaient dans le rouge de 1,5 milliard d’euros. Après avoir découvert la fraude, la banque a décidé, le 21 janvier, de solder celles-ci. Elle n’aurait pu choisir pire moment. On a reproché à la Société Générale de ne pas avoir laissé passer l’orage et de ne pas avoir tranquillement dénoué les transactions une fois les marchés apaisés. Elle n’aurait probablement pas pu garder le secret longtemps et, si les pertes avaient été rendues publiques avant le solde des positions, la Société générale aurait risqué une ruée semblable à celle qui, l’été dernier, a bien failli couler la banque britannique Northern Rock.

* En français dans le texte.

Jason Burke et Alex Duval Smith
The Observer



30/01/2008
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