COLOMBIE • Comment ils ont "légalisé" mon frère

Des hommes des unités antiguérilla tuent des civils et les font passer pour des insurgés afin d'obtenir une prime ou une permission en récompense. Le récit cauchemardesque d'un soldat.

 Cela s'est passé le 30 avril dernier. J'étais soldat au sein du bataillon d'infanterie antiguérilla n° 31 en opération dans le département de Córdoba [Nord-Ouest]. Ma compagnie était désœuvrée depuis plus de quinze jours, stationnée dans un petit village appelé San Juan. Ni mission, ni patrouille. On était là, nous, les soldats, à se tourner les pouces. Mais la fête des mères approchait, et les officiers ont commencé à s'inquiéter, parce que nous n'avions aucun résultat à montrer, aucun succès militaire qui nous permette d'obtenir des jours de congés pour aller voir nos familles. C'est alors que nous avons commencé à parler de "légaliser" quelqu'un : en d'autres termes, de tuer quelqu'un qu'on ferait passer pour un guérillero pour gagner nos permissions.

Un soir, mon caporal, Jonathan Pineda, est venu me voir : "Guajiro [habitant du département de La Guajira, à l'extrême nord de la Colombie], va donc au campement, on a trouvé le mec qu'on va descendre." En sortant, j'ai allumé une cigarette, et j'ai entendu l'homme m'en demander une. Je ne pouvais pas voir ses traits, il n'y avait pas de lumière, même pas de lune. Il pleuviotait. Je lui ai donné une cigarette et nous avons commencé à parler. Et je me suis finalement rendu compte qu'il s'agissait en fait d'un de mes frères aînés…

Leonardo avait quitté notre famille et était parti de Maicao [ville de La Guajira] quand je n'avais que 9 ans. C'est pour cela que je ne l'ai pas reconnu. Mais lorsqu'il a cité le nom de mon père, j'ai été sûr qu'il était bien de ma famille. C'était mon frère. Et c'était lui qu'ils avaient choisi au hasard pour le tuer. Je n'arrivais pas à y croire. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre mais, malgré l'émotion, je l'ai averti qu'ils allaient le tuer et le faire passer pour un guérillero. Mais il ne m'a pas cru. Il était devenu très ami avec deux soldats de ma compagnie et était convaincu qu'ils ne lui feraient rien.

Je suis immédiatement allé voir le caporal Pineda et je lui ai dit : "Vous ne pouvez pas tuer cet homme, c'est mon frère." Le caporal ne m'a pas cru. Tout ce qu'il a fait, c'est m'insulter. A partir de là, ça a été toute une embrouille. Au bout d'un moment, le capitaine m'a dit : "Moi, ça ne me pose aucun problème de descendre ce fils de pute." De toute façon, ce n'était pas difficile de trouver quelqu'un pour le faire : chaque compagnie a deux ou trois hommes de main qui se chargent de ces besognes et empochent leur million de pesos. J'ai profité d'un moment d'inattention pour dire à mon frère de s'enfuir illico. Nous avons réussi à nous éloigner un peu du campement, à trouver un moto-taxi, et il est parti vers le village.

Le lendemain, j'ai compris que tout avait changé pour moi. Les autres me détestaient. J'ai donc demandé à un colonel d'être transféré, parce que je ne pouvais plus patrouiller avec ces hommes. J'ai été envoyé dans une autre compagnie, à Puerto Libertador, un village voisin de San Juan. Là-bas, je me sentais plus en sécurité. Au moins je n'avais pas peur de me faire tuer. Trois jours après être arrivé, j'ai entendu dire que mon ancienne compagnie avait "fait un mort". Ayant peur pour mon frère, j'ai demandé à un soldat s'il savait qui était le mort. Il n'en savait rien, mais m'a dit qu'une voiture était partie le chercher pour le conduire au cimetière.

Je suis immédiatement allé chez une tante à moi, qui vit à Puerto Libertador, et je lui ai tout raconté. Je lui ai demandé de m'accompagner au cimetière. En chemin, nous avons vu passer la voiture, mais nous n'avons pas pu voir le visage du cadavre. A notre arrivée, le mort était déjà par terre, enroulé dans du plastique blanc. Je me suis jeté sur lui, j'ai déchiré le plastique et je me suis rendu compte que c'était bien mon frère. Le trou était prêt, deux soldats l'ont pris par les pieds et les mains et l'ont jeté tel quel, sans cercueil ni rien. Ils l'ont prétendument trouvé avec une grenade et une arme dans les mains. Mais au village, un témoin dit avoir vendu ce pistolet à l'armée. Depuis que j'ai décidé de porter plainte contre l'Etat colombien, le ciel m'est tombé sur la tête. Je suis en état d'alerte permanent, j'ai peur qu'il m'arrive quelque chose. J'ai peur de manger ce que me donne l'armée. Je ne peux pas aller sur les zones de combat, puisque je bénéficie de mesures spéciales de protection. En plus, beaucoup me haïssent parce qu'ils sont au courant de l'histoire et de ma plainte. La justice enquête sur les sept militaires impliqués.


Semana



08/11/2008
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