Russie : Le "théâtre réaliste" interdit de représentation

 

Une pièce consacrée à la prise d'otages effectuée par des terroristes tchétchènes à Moscou, en 2002, a été annulée après la première, donnée au Daghestan. Le reportage du quotidien russe Kommersant.

La première de la pièce Entre tes mains a été donnée, le samedi 5 avril, au Théâtre russe d'art dramatique de Makhatchkala [capitale du Daghestan – ce dernier est un Etat qui, comme la Tchétchénie voisine, fait partie de la Fédération de Russie]. L'auteur de la pièce, Natalia Pelevine, précise qu'aucune scène russe n'avait encore osé accueillir ce spectacle traitant de la prise d'otages qui s'était déroulée à Moscou lors d'une représentation de la comédie musicale Nord-Est [voir les Repères]. Jusqu'ici, Entre tes mains n'avait été jouée qu'en Angleterre, où réside Natalia.

L'action se passe à la fois sur scène et dans la salle. Des acteurs sont assis au milieu des spectateurs, pendant que les terroristes circulent dans les rangées. L'intrigue se noue lorsqu'une des kamikazes reconnaît, parmi les otages, une journaliste nommée Natacha, l'amour de jeunesse de son frère défunt. A la fin, elle se sacrifie pour tenter de la sauver.

Le président du Daghestan, Moukhou Aliev, assistait à cette première, de même que le président du Parlement, Magomed Souleïmanov, ainsi que plusieurs ministres et responsables d'administrations. En observant le ministre de l'Intérieur, Adilghereï Magomedtaghirov, au début de la représentation, on pouvait penser qu'il appréciait le spectacle. Lorsque des personnages en treillis ont fait irruption dans la salle et qu'ont retenti des tirs à blanc, il s'est animé et a tourné la tête de tous côtés, mais, quand les acteurs sont venus saluer, les invités de marque n'ont pas applaudi : ils se sont tous levés et ont pris avec ostentation le chemin de la sortie.
Le lendemain, le directeur du théâtre, Rizvan Assadoullaïev, a fait savoir aux acteurs qu'il n'y aurait pas de nouvelle représentation, parce que Liouba Danilova, l'interprète du rôle principal, "était malade". Ainsi, en lieu et place de Entre tes mains, le public du dimanche a eu droit à la farce George Dandin ou le Mari confondu.

"J'étais en train de bavarder avec Liouba quand j'ai soudain appris qu'elle était ‘tombée gravement malade', relate Natalia Pelevine. C'était une absurdité totale, mais je m'y attendais. J'avais été obligée d'assister à la première assise au même rang que les personnalités invitées et j'avais vu monter leur mécontentement. Ces gens m'ont déçue. Si quelqu'un a cru voir dans ma pièce de la sympathie pour les extrémistes, c'est qu'il n'a vraiment rien compris." Elle est persuadée que "les autorités locales ont sans doute appliqué le principe de précaution. Des fois que quelqu'un de Moscou leur aurait demandé des comptes pour avoir laissé passer une pièce pareille… Je connais bien ce genre de réaction. Il y a quelques années, j'étais allée démarcher plusieurs théâtres de Moscou, et mes interlocuteurs, de l'ancienne génération, s'étaient pris la tête dans les mains en me disant que, s'ils montaient ma pièce, ils risquaient d'être fusillés ou déportés."
Les billets pour la pièce avaient tous été vendus depuis longtemps, et l'annulation a provoqué la colère des spectateurs, frustrés. "A mon avis, les autorités n'ont pas aimé que les preneurs d'otages ne soient pas montrés comme des monstres et des fanatiques abrutis. Les entendre crier ‘Allah akhbar !' n'a pas dû leur plaire non plus. [Le Daghestan est, comme la Tchétchénie, majoritairement musulman.] Et pourtant, qu'est-ce que vous voulez qu'ils crient ? ‘Spartak champion' ? ‘Gloire à la Russie' ?" ironise Mirza Moussaïev, un étudiant de Makhatchkala qui a eu la chance d'assister à la première.

Pour les membres de l'association Nord-Est, qui réunit victimes directes et personnes qui ont perdu des proches dans la prise d'otages du théâtre de la Doubrovka, l'interdiction d'Entre tes mains répond à des motivations politiques. Tatiana Karpova, coprésidente de l'association Nord-Est, est persuadée que la pièce a été retirée de l'affiche "sur injonction de Moscou". "Tout Makhatchkala attendait la première. La télévision locale avait diffusé de nombreux reportages sur les répétitions. Si les autorités du Daghestan avaient eu l'intention d'interdire Entre tes mains, elles l'auraient fait bien avant. Le problème, je crois, c'est que la salle était pleine d'agents du FSB [ex-KGB]. Ils ont suivi la représentation le visage figé et, en sortant, ils sont sûrement allés faire leur rapport à leur hiérarchie. Alors, le pouvoir a tranché. Cinq ans et demi après la tragédie, il ne veut pas que la vérité sur Nord-Est résonne, où que ce soit."


Repères

• Le 23 octobre 2002, un commando terroriste tchétchène prend 900 personnes en otages dans le théâtre de la Doubrovka, à Moscou, où se jouait une représentation de la comédie musicale Nord-Est. Après un siège de cinquante-sept heures, l'affaire s'est terminée de manière tragique : les forces spéciales russes ont donné l'assaut, causant la mort des preneurs d'otages, mais aussi de 130 civils, pratiquement tous tués par le gaz utilisé lors de l'opération.
• Natalia Pelevine est écrivain, actrice et productrice britannique d'origine russe. Elle est l'auteur de In Your hands, l'œuvre consacrée au drame de la Doubrovka, qui a été jouée au New End Theatre de Londres en 2006.


 

Svetlana Anokhina, Ioulia Rybina, et Andreï Kozenko
Kommersant



10/04/2008
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