Latif Coulibaly : "Je suis un opposant de conscience"

C'est le journaliste le plus critique du régime de Wade. A peine le "sopi" s'est mis en marche, il sort un brûlot "Abdoulaye Wade, un opposant au pouvoir, l'alternance piégée". C'est le début d'une série de livres qui mettent à nu les pratiques délictueuses des hommes au pouvoir. Abdoul Latif Coulibaly, journaliste sénégalais a participé au festival de la liberté d'expression (FILEP) tenu du 4 au 7 novembre à Ouagadougou. Il nous parle de son dernier livre "Contes et mécomptes de l'Anoci " où Karim Wade, le fils du président est mis en cause

Vous avez publié récemment un livre brûlot sur l'Anoci, l'agence chargée d'organiser la conférence islamique à Dakar en 2008. Que reprochez vous au président de cette agence qui se trouve être Karim Wade, le fils du président Wade ?

Ce livre "Contes et mécomptes de l'Anoci" est le quatrième que j'ai écrit depuis l'arrivée de Wade au pouvoir en 2000. Certes, tous les précédents livres sont très critiques sur son pouvoir, mais celui-ci est consacré essentiellement à la critique sur la gestion de son fils à qui il a confié la responsabilité de conduire l'organisation et la matérialisation de la conférence islamique en mars 2008. Quand le président a nommé son fils, l'opposition et la presse réunies avaient considéré qu'il venait de placer son fils à un poste stratégique, il venait de le mêler à la gestion du pays. Il venait de dégager un poste sur mesure pour son fils. L'Anoci a reçu de l'Etat sénégalais et de ses partenaires 215 milliards cfa, le tiers du budget national pour organiser une conférence diplomatique en deux jours. C'est vrai qu'ils ont profité de cette conférence pour faire un certain nombre d'artères dans la ville de Dakar, et en particulier la corniche ouest. Pour tout dire, 17km de route ont pu être faites ou refaites. En réalité, 4 km ont été faites et 13 refaites. Ce que j'ai mis en avant, sur la base des documents d'audits qui ont été réalisés par le cabinet choisi par les responsables de l'Anoci eux-mêmes, sur la base des contrôles effectués par le ministère des Finances et d'autres structures que sur les 215 milliards dégagés pour la conférence, en réalité, seulement 72 milliards ont été dépensés. Tout le reste, personne ne sait où c'est rentré, sauf à dire qu'on sait qu'il y a eu un véritable gaspillage de l'argent public. La seule réfection du bureau de Karim Wade a coûté 750 millions, l'équipement du bureau de son garde de corps a coûté 26 millions, son papa lui a donné 16 milliards pour construire des villas présidentielles, mais elles n'ont jamais été construites. Il a reçu 26 autres milliards pour réfectionner l'hôtel méridien, un hôtel construit à coût de 11 milliards en 1991. Voilà le contenu de mon livre qui a jeté le trouble et l'émoi dans le camp présidentiel parce que le président avait décidé, même s'il l'a pas annoncé, que son fils lui succède à la tête de l'Etat, en partant d'un mensonge terrible, celui de dire que son fils était le meilleur banquier de la place financière de Londres. Ce qui est faux car si son fils était réellement le si doué qu'il le prétend, il n'aurait pas gaspillé autant d'argent du contribuable sénégalais.

Comment cette mauvaise gestion que vous avez dénoncée a pu se produire sans que les structures de gestion n'aient pu rappeler à l'ordre les responsables de l'Anoci ?

Cela s'explique malheureusement par la faiblesse de nos institutions. Vous savez, dans nos pays, on a des institutions théoriquement dédiées au contrôle des structures étatiques, mais presque toutes ces institutions comme la Cour des comptes, l'inspection générale d'Etat, le contrôle financier, etc. n'ont en aucun moment contrôlé la structure de Karim Wade depuis sa mise en place en 2004. Karim Wade a organisé son propre contrôle avec un cabinet que lui-même a choisi et même là, malheureusement pour lui, ce contrôle a mis à nu sa mauvaise gestion, bien que ce contrôle soit superficiel et sommaire. La seule instance qui a tenté d'exercer un contrôle sur la gestion de l'Anoci, c'est la commission de finance de l'Assemblée nationale. Mais ce contrôle n'a pu se faire. Pire, le président de l'Assemblée, Macky Sall a été proprement viré. Son crime a été d'avoir convoqué le fils du président devant les parlementaires pour rendre compte de sa gestion des deniers publics. Voilà la faute qui a fait perdre à Macky Sall son poste de président de l'Assemblée. Cela va lui créer d'autres problèmes au sein du parti présidentiel, le PDS, qui aboutira à sa démission. Le contrôle que la représentation nationale n'a pas pu faire, je crois l'avoir modestement réalisé en écrivant ce livre. Il a été tiré premièrement à 10 000 exemplaires à Dakar et quelques semaines après, le stock était épuisé. Je pense que le livre sera bientôt disponible au Burkina, au Centre de presse Norbert Zongo.

Comment le gouvernement a-t-il réagi à la parution de ce livre qui met en cause le cœur même du pouvoir, à savoir la famille présidentielle?

C'est la réaction habituelle. Deux ministres sont montés au créneau. D'abord, le ministre chargé de la décentralisation, par ailleurs responsable des jeunes libéraux du parti de Wade, qui a sorti tellement de conneries que je n'ai pas envie de revenir là-dessus. Ensuite c'est le ministre du Tourisme qui vient dire que moi Abdoul Latif Coulibaly, j'ai un objectif précis en écrivant mes livres, celui de combattre le régime d'Abdoulaye Wade, donc que je suis un opposant. En réalité, ce ministre ne sait pas qu'il me fait plaisir en disant cela. Je ne suis pas un opposant politique, mais un opposant de conscience. En tant qu'intellectuel, dans mon pays, tout ce qui heurte ma conscience dans la conduite du projet national m'aura en face. C'est dire que je suis opposant à Abdoulaye Wade non pas dans le sens politique parce que je ne suis membre d'aucun parti politique, mais en tant que membre de la société civile qui travaille dans les médias. J'ai toujours compris que les politiciens ont dans leur tête la volonté ferme d'accaparer tout l'espace public. Je m'insurge contre cette volonté car elle est erronée. L'espace public est pour tout le monde, les politiques tout comme tous les autres acteurs du projet démocratique. Chez nous, les hommes politiques ont le sentiment quand un journaliste écrit et dénonce des faits de mal gouvernance que ce journaliste est un opposant. Ils disent que ce journaliste s'est démasqué, qu'il fait de la politique. Cette critique vient aussi bien des partis au pouvoir que ceux de l'opposition. C'est vraiment ne pas comprendre ce que c'est que l'espace public au sens grec du terme. S'ils l'avaient compris, ils n'auraient pas eu un tel jugement. C'est justement parce qu'ils n'ont pas compris qu'ils conduisent nos pays dans le mur, dans le désastre. Ils pensent qu'il n'y a qu'eux qui doivent s'occuper de la chose publique et qu'ils ne doivent même pas être surveillés par personne parce qu'ils ont caporalisé tout le parlement. C'est vrai ici au Burkina comme chez moi au Sénégal.

L'un des reproches que les partisans de Wade vous font, c'est de diriger vos critiques uniquement sur eux et de n'avoir pas été aussi critiques quand les socialistes étaient au pouvoir. Cette critique n'est-elle pas quelque part fondée quand on sait que vous avez sorti 4 livres en 9 ans de leur pouvoir ?
C'est un argument qui ne tient pas la route. Quand les socialistes étaient au pouvoir, j'étais étudiant et je n'ai commencé à travailler qu'au début des années 80. Je quitte après le pays pour 7 ans pour aller faire ma thèse au Canada. Je suis rentré en 1992 et en 1999, à 4 mois de l'élection présidentielle, je sors un livre "assassin" contre le Parti socialiste. Les élections ont lieu, le parti socialiste est battu. Comment peut-on aujourd'hui me reprocher de n'avoir pas écrit sur le PS ? Les gens me font un mauvais procès car mon premier livre s'intitule "Le Sénégal à l'épreuve de la démocratie, les cinquante ans de lutte et le complot au sein de l'élite socialiste sénégalaise". Cette critique, à ce que je sache, n'est pas dirigée contre Abdoulaye Wade et son PDS. J'ai écrit ce livre et quelques mois après, les socialistes sont tombés et eux, ils sont arrivés au pouvoir. Et puis, devrait-on me reprocher le choix de mes thèmes éditoriaux ? Chaque écrivain est libre d'écrire sur les sujets qui lui paraissent importants. Les positions que j'avais à défendre, ce sont les principes du projet démocratique dont Abdoulaye Wade s'inspirait également pour mener son combat politique, ce sont les mêmes positions que je continue de défendre. Nous étions par conséquents des alliés objectifs. Mais lui, il se trompait car il croyait que nous étions ses alliés définitifs et acquis. Pourtant, le jour de son arrivée au pouvoir, je l'avertissais en lui disant : maintenant, vous êtes de l'autre côté de la grille et nous, nous sommes restés derrière la barricade pour vous surveiller comme nous le faisions quand les socialistes étaient à votre place. J'ajoutais que nous serons aussi durs et sinon plus durs que nous l'étions envers les socialistes parce que lui Wade a été élu par le peuple, il a revendiqué avec nous les idéaux de la démocratie, il a utilisé les armes de la démocratie pour s'installer. Et par conséquent, nous n'accepterons jamais qu'il brise ces armes pour les jeter à la mer. Donc on l'avait à l'œil et je n'ai fais que tenir ma promesse.

Dans ce contexte de quasi belligérance avec le pouvoir, est-ce que les autorités acceptent parler avec vous et les journalistes de votre organe ?

Quand je voulais écrire mon premier livre sur le régime : "Abdoulaye Wade, un opposant au pouvoir, l'alternance piégée", j'ai envoyé 4 lettres de demande d'interview au président. Toutes les quatre fois, je n'ai pas eu de réponse. Il a choisi de me snober. Vous savez, nos chefs d'Etat sont tellement complexés, ils ont une piètre idée d'eux-mêmes et de leurs peuples qu'ils pensent que ce n'est pas valorisant pour eux de s'adresser aux professionnels de leurs pays. Ils préfèrent réserver leurs interview et déclarations aux médias occidentaux et à Jeune Afrique, un journal qui exerce de façon permanente un chantage sur eux. Quatre fois j'ai écrit à Wade pour qu'il réagisse aux éléments d'information qui étaient à ma disposition avant la parution de mon premier livre sur son pouvoir et quatre fois, il m'a snobé. Ce qu'il oublie, c'est qu'aucun livre écrit par un journaliste ou intellectuel français ne peut égaler les livres que j'écris sur lui. Je me suis réjouis d'ailleurs qu'il m'ait pas accordé d'interview parce que quand des gens te menacent de mort, que le gouvernement reconnait lui-même la gravité de la situation au point d'affecter deux policiers qui me gardent en permanence, c'est un aveu de taille. Mais à chaque fois qu'un ministre a besoin de s'exprimer dans mon journal, il a toujours eu la possibilité de le faire. Je n'ai pas besoin d'aller forcément les voir, eux-mêmes viennent à moi. Je les rencontre, mais pas à visage découvert. Ils préfèrent parler sous le couvert de l'anonymat. Vous savez, il y a des patriotes dans les gouvernements même si le président est complètement réactionnaire, anti national, anti patriotique. Ce n'est pas parce que le président de la république n'est pas sérieux, responsable qu'il faille en déduire que tout le gouvernement est truffé de faux types. Ce n'est pas toujours vrai. Il y a des individualités dans chaque gouvernement qui sont des patriotes, qui aiment leur pays et veulent le servir. Chez nous, le président de la république touche un niveau d'irresponsabilité qu'il est même indécent d'en parler à l'étranger. Vous savez ce qui s'est passé récemment avec sa tentative de corrompre un fonctionnaire du FMI. Voilà le lot quotidien dans lequel on est installé depuis 2000, c'est la honte pour le Sénégal et pour l'Afrique. Abdoulaye Wade est la synthèse de tous les défauts et de tous les vices qui peuvent habiter un chef d'Etat . C'est la synthèse achevée.

Pourquoi un tel jugement sévère sur un président qui se considère pourtant comme l'un des plus intelligents du monde ?

Je le dis avec des preuves. Quand un président de la république organise de la corruption au palais, donne à un ministre 200 millions pour corrompre des dirigeants d'entreprise au su et au vu de tout le monde, quand un président remet à un fonctionnaire du FMI des millions soit dit-il comme cadeau d'aurevoir, que ce scandale fasse la une des journaux dans le monde entier, c'est plus que la honte. J'ai pu démontrer en 2004 que le président a détourné plus de 32 milliards soit disant pour réfectionner l'avion présidentiel alors que l'avion lui-même n'a pas coûté plus de 12 milliards. Quand tu sais tout ça d'un président de la république, tu as peu de respect pour lui.

Comment l'opinion sénégalaise réagit-elle à la publication de vos livres ?

Le dernier livre a été tiré à 10 000 exemplaires. Le coût unitaire fait 10 000 f CFA, mais aujourd'hui, tous les exemplaires ont été vendus. C'est un record en Afrique. C'est la seule réponse à mon travail et- elle est très satisfaisante pour moi. Dix mille exemplaires qui se vendent en quelques jours et autant à Paris, il ne peut pas avoir meilleure réponse, une meilleure réaction.

Avez-vous l'impression que vos livres ont un impact sur la manière de gérer les deniers publics dans votre pays ?

L'impact peut ne pas être immédiat, il peut être à moyen ou long terme. Même pour les gens qui vont venir demain gérer nos pays, ils vont se dire, il faut faire attention car il y a des gens qui nous observent. C'est un impact positif. Si mon livre peut décider des électeurs sénégalais à refuser de voter pour Abdoulaye Wade en 2012 pour sa candidature à 86 ans, un défi à la nature, je serai content. Il avait l'ambition de mettre son fils président de la république. Sa première tentative a lamentablement échoué. Il a présenté son fils à la mairie de Dakar, mais même dans son bureau de vote, il a été battu, humilié. Je suis sûr que mes critiques, celles des autres et de l'opposition ont convaincu les Dakarois qu'il n'était pas un bon candidat. Je suis certain que si aujourd'hui, son fils a quasiment quitté le devant de l'actualité et même ce qu'on a appelé la Génération du concret qui était le mouvement para politique qui devrait le propulser au pouvoir dont personne ne parle aujourd'hui, je suis certain que mon livre a participé à discréditer totalement cet homme et le mouvement politique qui le soutenait. Je m'en félicite. Beaucoup de Sénégalais me disent : "grâce à vous, on a compris et Karim Wade est complètement éliminé de la course au pouvoir".

Avec toutes les publications qui mettent en cause la gestion des hommes au pouvoir et connaissant leur révulsion à toute critique, on sait que votre sécurité est menacée. Comment vivez-vous cette situation?

Je vais vous dire une chose : j'ai consacré les huit premières pages de mon dernier livre à mon ami Norbert Zongo. Je me souviens comme c'était hier, j'ai rencontré Norbert en février 1998, nous avons discuté, insouciants et inconscients, on ne mesurait pas nécessairement le danger qui rôdait autour de nous parce que nous pensions à l'époque naïvement qu'aucun de nos gouvernements n'aurait eu l'idée d'attenter à nos vies. Nous savions toutes les difficultés qui se dressent devant les journalistes, pour faire même un travail quotidien normal d'information. Nous étions davantage conscients des problèmes auxquels les journalistes qui veulent se spécialiser dans l'investigation font face. Mais nous étions également convaincus que ce travail était nécessaire. Par conséquent, on ne fait jamais un travail de ce genre sans mesurer les risques qu'il y a autour. Par rapport à ma sécurité, moi je suis un croyant pratiquant, un musulman convaincu. Ma première sécurité, c'est ma foi en Dieu, ma détermination à faire mon boulot. Ma deuxième sécurité, c'est celle qu'offre mon peuple, les citoyens ordinaires. La troisième, je ne l'attends pas de mon gouvernement, c'est moi -même. J'ai écris dans mon livre par rapport à l'assassinat de Norbert Zongo : "On soupçonne ceux-là mêmes qui vous devaient protection et d'assurer votre sécurité, d'assurer la sécurité de tous les Burkinabè, on les soupçonne de vous avoir assassiné froidement. Ils ont failli à leur responsabilité, ils ont trahi le mandat pour lequel ils ont été élus." Si demain, je subis le même sort que Norbert Zongo, je saurais que je ne suis pas le dernier. Le journaliste algérien, Tahar Ben Jelloun assassiné par les fondamentalistes avait dit : " Tu te tais, tu meurs, tu parles, tu meurs. Parles et meurs." Parles et meurs, c'est mieux que de se taire et mourir. I B



28/11/2009
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