ÉTATS-UNIS • Rock attitude dans les rangs de l'armée

 Fondé en 2007 par un vétéran, le label To The Fallen Records permet à des militaires artistes d'imaginer une autre carrière. Une initiative qui rencontre un succès grandissant.

Quand il retournera à Bagdad pour accomplir sa deuxième année de service, Stephen Covell emportera dans son équipement de médecin militaire un instrument de survie très personnel : sa guitare. "Jouer me permet d'évacuer le stress quand je reviens de mission, explique le jeune soldat. Je deviendrais fou si je n'avais pas ma guitare. Je joue dès que j'en ai l'occasion, même si je ne dispose pas de beaucoup d'intimité pour composer." A 26 ans, Stephen Covell est un chanteur-compositeur accompli. Il rêve de devenir le nouveau James Blunt quand il aura quitté les rangs de l'armée, en 2010. Depuis qu'il s'est engagé, il y a deux ans et demi, il a quelque peu délaissé sa passion pour la musique afin de se concentrer sur ses activités médicales. Aujourd'hui, toutefois, grâce à un label musical qui se consacre au lancement d'artistes issus des rangs de l'armée, il espère bien démarrer une nouvelle carrière.

Le label To the Fallen Records [Disques A ceux qui sont tombés] a été fondé en 2007 par un ancien capitaine de l'armée afin de faire entendre la voix – et le talent – de ceux qui se sont battus pour leur pays et possèdent tout ce qu'il faut pour arriver en tête des charts. To the Fallen Records a déjà publié trois compilations, et une quatrième est en cours de préparation. Stephen Covell, dont le style se situe entre un Jack Johnson et un John Mayer, fait partie des dix-sept soldats présents sur la dernière compilation Say Goodbye, qui mêle hip-hop, country et rock. "Les soldats sont généralement loués pour leur courage et leur sens du sacrifice, mais rarement pour leur créativité", explique le jeune artiste auteur de la chanson "No one else" [Personne d'autre] qui raconte les adieux d'un soldat à sa petite amie avant de partir à la guerre. "To the Fallen Records produit des artistes qui ont plus à offrir à leur pays que des années de service", ajoute-t-il.

Sean Gilfillan, 29 ans, a été parmi les premiers soldats américains à entrer dans Bagdad en 2003. Aujourd'hui décoré, c'est lui qui a eu l'idée de fonder cette maison de disques et de publier des compilations. "Quand j'étais en Irak, je me suis rendu compte qu'il y avait un tas d'excellents musiciens dans nos rangs ; mais ceux-ci ne pouvaient pas vivre leur passion", rappelle-t-il. Il avait remarqué que bon nombre de ses camarades étaient venus avec une guitare ou avaient des logiciels d'enregistrement et d'édition musicale professionnels dans leurs ordinateurs. La plupart d'entre eux se servaient de la musique comme d'un moyen thérapeutique pour faire face à des situations dangereuses ou particulièrement stressantes. "Il y en avait tellement qui chantaient, rappaient, jouaient ou s'enregistraient. Et un grand nombre d'entre eux étaient vraiment bons." De retour aux Etats-Unis après avoir quitté l'armée, Sean Gilfillan a décidé de créer – à la mémoire de ses sept amis tombés au champ d'honneur – un label pour publier des chansons composées par des soldats. Convaincu d'avoir une idée patriotique et économiquement viable, il s'est toutefois heurté à de nombreuses difficultés pour trouver les fonds nécessaires à la création de son affaire. "Cela a été vraiment très difficile au début. Nous allions voir les banques avec notre projet. Quand nous leur disions que nous voulions créer une maison de disques, ils nous regardaient comme si nous étions fous. Les banques ont toutes refusé", explique-t-il. Loin de se décourager, Sean Gilfillan et sa femme ont hypothéqué leur maison et emprunté de l'argent à leurs familles et à des amis. "Nous avons tout tenté parce nous avions foi en ce projet. Nous étions convaincus que ce serait un succès et que les gens écouteraient cette musique", ajoute-t-il.

Le jeune chef d'entreprise a alors commencé à solliciter des contributions auprès de ses contacts dans l'armée. Il a aussi exploré les profils sur Facebook et MySpace pour trouver des artistes engagés sous les drapeaux. "Un bon nombre de soldats sont débutants et ne disposent pas des outils nécessaires pour faire des chansons dignes de figurer sur un CD, explique Sean Gilfillan. Mais il y a aussi de vrais musiciens professionnels dans l'armée ou chez les vétérans. Nous les avons trouvés. La qualité des compositions est essentielle pour nous. S'ils n'ont pas ce petit truc en plus, ils ne se trouvent pas sur nos albums." Il estime que 90 % des personnes qui le contactent souhaitent vivre de leur musique et que seulement 20 % d'entre elles y parviendront. "Nous ne nous intéressons pas aux gens qui considèrent la musique comme un simple passe-temps", confie-t-il. Il a d'abord sélectionné quatorze soldats sur la centaine qui lui avait fait parvenir des morceaux prometteurs. La première compilation hip-hop est sortie dans les bacs en février 2007. "Après ça, nous avons juste créé notre page MySpace. Le bouche à oreille a fait le reste", poursuit-il.

Le label dispose d'un réservoir de plus de 1 600 artistes. Il a sorti deux autres compilations, l'une rock et l'autre country. Sur les quelque 150 chansons qu'il reçoit chaque semaine, un peu plus d'un tiers sont des titres de rock. "Les chansons semblent refléter l'état d'esprit du pays, note Sean Gilfillan. Nous avons eu deux chansons sur Obama, un morceau hip-hop et un country, et les deux parlaient de faire avancer le pays, de quitter l'Irak et d'entrer dans une nouvelle ère diplomatique. Les deux titres sont plutôt bons et pourraient faire partie de la prochaine compilation. Mais toutes les chansons sont loin d'être aussi engagées. Beaucoup racontent simplement des histoires ou relatent des missions sans poser de questions sur les raisons de la présence militaire américaine en Irak." Quel que soit le sujet abordé, les soldats semblent apprécier le travail de leurs frères d'armes. "La totalité des CD s'est vendue en moins d'une semaine dans les bases d'Irak et d'Afghanistan", se félicite le patron de To the Fallen Records. Il explique que son entreprise vend suffisamment de disques pour être économiquement viable et redistribuer une part de ses profits à des œuvres de charité militaires. Son objectif est maintenant de sortir une compilation tous les deux ou trois mois, ainsi que des albums solos pour certains artistes.

Plusieurs des musiciens sélectionnés pour le premier CD voient déjà les retombées positives de leur contribution au projet. C'est le cas de Keni Thomas, un ancien ranger impliqué dans la désastreuse mission "Faucon noir" en Somalie, en 1993. Après avoir participé à la première compilation country du label, il fait aujourd'hui figure d'espoir. Il a sorti un album solo et s'est produit au Grand Ole Opry de Nashville. Avec Joel Port, un ancien marine présent sur la première compilation rock du label, ils ont même été invités à prendre part à une tournée sur les bases militaires américaines en Europe et au Moyen-Orient. Plusieurs autres artistes découverts par le label se produisent aujourd'hui à travers les Etats-Unis.

Le sergent John Freeman est instructeur militaire ; c'est aussi un musicien connu sous le nom de Merq (c'est ainsi que l'ont surnommé des soldats britanniques auxquels il a porté secours lors d'une fusillade en Irak). Il a récemment été contacté pour signer un contrat avec une autre maison de disques. Il écrit des chansons pour plusieurs autres artistes. "Cela m'a aidé", explique-t-il à propos de ses débuts sur la première compilation rock de To the Fallen Records. "J'ai été interviewé par le magazine Rolling Stone, des portes se sont ouvertes et j'ai gagné de nouveaux fans." John Freeman a 37 ans. Il a déjà été envoyé deux fois en Irak, et, lors de sa première mission, il a été blessé à la jambe par les débris d'un engin explosif. Une fois guéri, il est retourné sur le terrain et a écrit plusieurs chansons sur son expérience. Aujourd'hui, il participe à la préparation des troupes en partance pour le Moyen-Orient. Il explique que le label lui a été d'une aide très précieuse. "Beaucoup de maisons de disques refusent de signer des militaires, explique-t-il. Quand vous leur dites que vous êtes soldat, leur attitude change. Aucun de leurs responsables ne m'a encore serré la main pour me dire : ‘Merci de servir ton pays, raconte-moi comment ça se passe.' Il faut absolument qu'ils sachent que l'armée compte beaucoup de musiciens de talent."

Michael Park
The Sunday Times



02/02/2009
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