Beyrouth, paradis des fumeurs

Au Liban, le tabagisme est un fait de société, et beaucoup pensent qu'une loi antitabac serait inapplicable dans le pays. L'addiction des Libanais au tabac masquerait de lourds syndromes dépressifs liés à la guerre.

Que ce soit en voiture, au restaurant ou au bureau, Beyrouth fume. Une brume bleuâtre se répand partout, et personne ne s'en offusque. Pour les fumeurs venus d'Europe, soumis à des lois antitabac sans cesse plus répressives, la capitale libanaise est un véritable paradis. Ici, ils peuvent s'en griller une où et quand ils veulent. Ici, fumer est un élément naturel de la vie en société, et les non-fumeurs n'ont pas de lobby.

"Si je ne pouvais pas fumer ici ? Eh bien, je ne viendrais pas", déclare Mohammed Cherkaoui, installé dans le café T-Marbouta avec ses amis Nada Elrabih et Rabih Chouaïri, dans le quartier des étudiants de Hamra. A 24 ans, il considère que la cigarette est indissociable d'un bon repas. Avec lui, c'est un paquet et demi par jour qui part en fumée. "Je sais, ce n'est pas bon pour la santé, reconnaît-il, mais ça fait aussi partie de la culture libanaise."

En Allemagne, Mohammed ferait carrément figure d'anticonformiste. Ici, ils sont des milliers comme lui. On se fait plutôt remarquer quand on ne fume pas. Une interdiction de fumer dans les bars et les restaurants ? Impensable au Liban. Moustafa Makky, le patron du T-Marbouta, ne peut même pas imaginer que l'on pourrait l'obliger à interdire de fumer à ses clients.

"Si c'était le cas, il n'y aurait presque plus personne, ici", assure-t-il, soulignant que ce débat n'existe pas au niveau politique dans le pays. A Beyrouth, on ne fume pas seulement dans les bars pour étudiants ; dans les restaurants aussi, et les poumons n'ont qu'à s'y faire. Au Baromètre, un magnifique petit restaurant du même quartier, la nourriture est délicieuse, mais les non-fumeurs en ont pour le reste de la journée à débarrasser leurs vêtements de l'odeur de tabac. Même des chaînes internationales comme Costa's Café se plient à la règle : j'y ai vu deux messieurs armés de gros cigares, assis en face de moi. Officiellement, il est interdit de fumer dans les lieux publics. Ce que personne ou presque ne respecte. Même dans les banques, les employés tirent sur leur clope au guichet.
On peut quand même se demander pourquoi les Libanais fument autant. Le prix fournit déjà une explication. Si, en Allemagne, un paquet de cigarettes coûte 4 euros, il se vend cinq fois moins cher à Beyrouth. Rabih Chouaïri, client du T-Marbouta âgé de 47 ans, avance cependant une autre explication : "Ça détend les nerfs. Et puis, ça a aussi à voir avec le passé." Les Libanais seraient donc poussés vers la nicotine par la guerre civile [1975-1990] et celle de juillet 2006 ?

Ce n'est pas tout à fait faux. D'après une étude de l'Organisation mondiale de la santé, en moyenne, 5 % des gens dans le monde ont recours à des drogues psychoactives. Au Liban, ce chiffre est de 16 %. A en croire les médias, les maladies posttraumatiques comme les dépressions constituent encore un tabou social. Beaucoup de Libanais en souffrent sans savoir qu'il s'agit d'une maladie. Si, en Allemagne, les conséquences psychologiques de la Seconde Guerre mondiale sur l'être humain font l'objet de recherches scientifiques, et que l'aide de psychothérapies est même prise en charge par les caisses d'assurance-maladie, le Liban, selon les spécialistes, est encore loin d'une telle prise de conscience. "Personne ne parle de psychothérapie au Liban. En revanche, le gouvernement distribue les tout derniers médicaments neuroleptiques, en pure perte", explique Dori Hachem, psychiatre à l'université américaine de Beyrouth, au quotidien local Daily Star. On ne s'étonnera donc guère que les gens fument. Toutefois, certains veulent jouer les pionniers. Ainsi la chaîne Starbucks n'autorise-t-elle la cigarette qu'en terrasse. Et même le T-Marbouta dispose d'un espace non-fumeurs : la bibliothèque. Mais, le soir, vous n'y trouverez personne.

Repères
Les dépressions consécutives aux traumatismes de la guerre sont répandues au Liban. Une étude conduite en 2008 par une équipe du département de psychiatrie de l'hôpital Saint-Georges, à Beyrouth, a montré que les Libanais qui ont été confrontés à des épisodes violents liés aux conflits présentent près de quatre fois plus de risques de développer un phénomène dépressif qu'une autre personne. Dépression et troubles mentaux auraient même des implications à long terme sur les générations futures, selon les chercheurs. D'autant plus que ces pathologies restent des tabous sociaux, et leur prise en charge par des psychothérapies très limitée, faute de personnel médical qualifié et d'une prise de conscience nationale. Toutefois, le ministère de la Santé libanais semble vouloir s'intéresser au problème et lancer des actions de sensibilisation de l'opinion.

Martin Müller-Bialon
Frankfurter Rundschau



24/11/2008
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